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vendredi, 08 juin 2012

Beurre & guerre


 

 

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" L'autre soir il pleuvait, et le désir de nous  abriter nous avait poussé sous les arcades du  Palais-Royal. Une vieille habitude machinale ramena notre regard vers l'étalage de Chevet. 0 surprise à la place du célèbre magasin de comestibles, étincelait, avec l'éclat blessant d'un décor de féerie lamé de paillon, une splendide boutique de ferblantier. C'était toute une architecture de bottes en fer-blanc, rondes, carrées, oblongues, rangées avec symétrie comme les tuyaux basaltiques d'une grotte de Fingal, illuminées sur côté saillant d'une lueur métallique et faisant briller leurs étiquettes colorées d'un  vernis d'or. Nous nous approchâmes. Hélas c'était bien la boutique de Chevet, mais il n'y  avait plus de comestibles... de comestibles frais du moins. En désespoir de cause, on faisait donner le landsturm des conserves conserves de lait, de bosses de bison, de langues de rennes,  de thon, de saumon d'Amérique, de petits pois et même de simple bœuf à la mode toutes ces  provisions qu'on emporte quand on va faire un voyage au pôle arctique ou antarctique. Les tortues avaient été enlevées pour les dernières mockle-tortles des Anglais restés à Paris, et dans le  bassin des poissons rouges flottait une petite  carpe qui, en vérité, n'avait pas l'air du tout de venir du Rhin.

Nous la contemplâmes avec ce désintéressement qu'inspirent les choses placées trop au-dessus de notre portée, en répétant le mot philosophique de Bilboquet « Je repasserai dans huit jours. »

Cependant devant une autre glace de la vitrine  s'était formé un attroupement qui témoignait par son attitude une admiration bien sentie. Nous  étant approché, nous n'aperçûmes d'abord qu'une racine de gen-seng dont les pivots se tortillaient comme les jambes de Cornélius, la mandragore transformée en feld-maréchal dans le conte  d'Achim d'Arnim, et deux ou trois pots de conflture de gingembre de la Chine clissés avec des cordeletes de bambou. Ce n'était pas cela qui  excitait l'ébahissement respectueux de la foule, mais bien une molle de beurre frais d'un demi- kilogramme environ posée triomphalement sur une assiette. Jamais le bloc jaune qu'exposait la  loterie du lingot d'or ne fut contemplé avec des yeux plus admiratifs, plus brillants de désir, plus phosphorents de convoitise. A ces regards ardents se mélaient des lueurs attendries, des souvenirs de temps plus heureux.

On a beaucoup vanté le courage, le dévouement, l'abnégation, le patriotisrne de Paris. Un seul mot suffit Paris se passe de beurre."


> Tableau de siège : Paris 1870-1871 - Théophile Gautier - Gallica-BnF

mardi, 05 juin 2012

« La bosse du pudding à la chipolata »

Le procès du criminel Pierre-François Lacenaire débute en 1835 devant la cour d’assises de la Seine : il est jugé et condamné à mort pour assassinats, tentative d’assassinat, vols et escroqueries.

« L'eau? Non, on doit trop souffrir. Le poison? Je ne veux pas qu'on me voie souffrir. Le fer? Oui, ce doit être la mort la plus douce. Dès lors, ma vie devint un long suicide, je ne fus plus mien, j'appartenais au fer. Au lieu de couteau et de rasoir, je choisis la grande hache de la guillotine. Mais je voulais que ce ne fût qu'une revanche. La société aura mon sang, mais j'aurai le sang de la société. » (Pierre-François Lacenaire)

Lacenaire revendique ses crimes et prétend avoir déclaré la guerre à une société injuste et c’est la conscience tranquille qu’il se prépare à affronter la guillotine : 

 "Au point de vue moral, il semble bien n’y avoir jamais eu de conscience plus tranquille que celle de ce bandit. À la veille de sa mort, il plaisante les prêtres qui l’importunent, les phrénologues, les anatomistes qui le guettent" (André Breton).

Le bourreau Henry Clément Sanson témoigne de ses derniers instants :

" La guillotine était fatiguée, elle venait de renoncer sur l’ouvrage. Il y avait longtemps qu’elle n’avait fonctionné deux fois de suite, & tout essoufflée de la première proie qu’on lui avait donné à dévorer, elle s’arrêtait devant la seconde.
Il y eut donc un temps d’arrêt de dix-sept secondes, dix-sept siècles pour moi. Mes yeux se portèrent de suite sur le patient : je le vis cherchant, sans bouger de place, à tourner obliquement la tête dans la lunette pour élever, jusqu’au sommet de la rainure, un regard dans lequel se lisait plus de surprise que d’effroi. "


Ozias Leduc, PhrénologieCher Public,

Ta curiosité a été excitée à un si haut point par mes dernières étourderies, tu t’es mis avec tant d’ardeur à la piste de la moindre circonstance qui présentât quelque rapport avec moi, qu’il y aurait maintenant plus que de l’ingratitude de ma part à ne pas te satisfaire. Et puis, que gagnerais-je à garder le silence? il n’en faudrait pas moins que je serve de pâture à ton avidité. Je vois d’ici une nuée de phrénologues, cranologues, physiologistes, anatomistes, que sais-je? Tous oiseaux de proie vivant de cadavres, se ruer sur le mien sans lui laisser le temps de se refroidir. J’aurais bien voulu m’éviter cette dernière corvée; mais comment faire? je ne m’appartiens plus en ce moment; que sera-ce après ma mort? Aussi quelle curée pour la phrénologie, quel vaste champ de conjectures! que dis-je? la phrénologie n’en est déjà plus aux conjectures, elle s’appuie sur des données certaines; elle est enfin aussi avancée dans sa marche que la pathologie du choléra.

 Mon crâne à la main, je ne doute pas que ses illustres professeurs ne te donnent les img-1.pngdétails les plus minutieux et les plus exacts sur mes goûts, mes passions et même sur les aventures de ma vie… dont ils auront eu connaissance auparavant. Malheureusement, la science n’est pas infaillible, les phrénologues comme les autres sont sujets à des bévues et à des confusions : témoin le fait suivant qui est assez plaisant pour trouver place ici. On se souvient encore du procès de Lemoine, assassin de la domestique de madame Dupuytren, et de Gilart, accusé de complicité avec  lui. Ce dernier faisait à grand-peine des vers sans mesure ni raison; il avait même, je crois, rimé sa défense. Lemoine, excellent cuisinier de son état, avait une haute portée d’esprit; mais son éducation avait été négligée, et il n’avait jamais essayé de faire un seul vers de sa vie; moi, qui l’ai connu très particulièrement, je puis assurer qu’il en faisait même peu de cas. Il fut condamné à mort et exécuté. Les phrénologues se livrèrent à des observations profondes sur son organisation; mais leur mémoire, peu fidèle sur certains renseignements donnés, confondit Lemoine avec Gilart, dont, fort heureusement pour lui, ils n’avaient pas eu le crâne à leur disposition; et je les ai entendus, moi, en séance publique, affirmer qu’il résultait des découvertes obtenues sur le crâne de Lemoine qu’il devait avoir une forte inclination pour la poésie, découverte confirmée du reste, disaient-ils, par ses occupations poétiques pendant sa détention. Lemoine poète! Après un résultat aussi satisfaisant, qui pourra m’assurer qu’on ne découvrira pas en moi la bosse de la chimie culinaire et du pudding à la chipolata? [… ]


Première préface des Mémoires de Pierre-François Lacenaire

*

> Demartini Anne-Emmanuelle, " L'infamie comme œuvre " L'autobiographie du criminel Pierre-François Lacenaire, Sociétés & Représentations, 2002/1 n° 13, p. 121-136. DOI : 10.3917/sr.013.0121 

> Anne-Emmanuelle Demartini, L’affaire Lacenaire, Paris, Aubier, « Collection historique », 2001, 430 p., ISBN 2-70-072297-3.  - Jean-Claude Farcy - Crime, histoire & société - revues.org

>  " Pierre-François Lacenaire (1803-1836) : défaire ce monde, déjà " par Lémi - Article 11

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vendredi, 01 juin 2012

Son petit chez-soi

" Telle vie et telle habitation. Dans nul autre genre, plus d'identité entre l'habitant et le nid. Ici, tiré de sa substance, l'édifice est la continuation de son manteau de chair. Il en suit les formes et les teintes. L'architecte, sous l'édifice, en est lui-même la pierre vive.

Art fort simple pour les sédentaires. L'huître inerte, que la mer viendra nourrir, ne veut qu'une bonne boîte à charnière, qu'on puisse entre-baîller un peu quand l'ermite prendra son repas, mais qu'il referme brusquement s'il craint d'être lui-même le repas de quelque voisin avide.

 La chose est plus compliquée pour le mollusque voyageur, qui se dit: «Je possède un pied, un organe pour marcher; donc je dois marcher.» La chère maison, il ne peut, à volonté, la quitter et la reprendre. En marche, elle lui est nécessaire; c'est alors qu'on l'attaquera. Il faut qu'elle abrite du moins le plus délicat de son être, l'arbre par lequel il respire et celui qui puise la vie par ses petites racines, le nourrit et le répare. La tête est bien moins importante; plusieurs la perdent impunément; mais, si les viscères n'étaient toujours sous le bouclier, s'ils étaient blessés, il mourrait.

Ainsi prudent, cuirassé, il cherche sa petite vie. Sa journée faite, la nuit sera-t-il en sécurité dans un logis tout ouvert? Les indiscrets n'iront-ils pas y mettre un regard curieux? qui sait, peut-être la dent!... L'ermite y songe, il y emploie tout ce qu'il a d'industrie; mais nul instrument que le pied, qui lui sert à toutes choses. De ce pied, qui veut clore l'entrée, se développe à la longue un appendice résistant qui tient lieu de porte. Il le met à l'ouverture, et le voilà fermé chez lui. "

Michelet - La Mer
VIII - Coquillages, nacre, perles

huitres, citron, fouace

Huïtres et citron - 1887

Guillaume Fouace  ( 1837- 1895 )

Saint-Vaast-la-Hougue - Musée maritime de l'île Tatihou

 

lundi, 28 mai 2012

Une bonne nature

« Nous laissons aux physiologistes à expliquer ce phénomène : mais en voyant qu'il avait tué sa femme, il fut saisi d'un accès de rire inextinguible, qui durait encore au moment où sa belle-mère vint frapper à la porte de la chambre, pour savoir comment les époux avaient passé sa nuit.
Son effroyable gaieté redoubla lorsqu'il entendit la voix de la mère de la défunte. Courant lui ouvrir, il la saisit par le bras ; et, la traînant en face du lit pour qu'elle contemplât bien ce beau spectacle, il fut atteint d'un redoublement de rire qui ne se calma que quand il vint à haleter sous un hoquet furieux. »

 

Le ministère public par Charles Rabou

dimanche, 27 mai 2012

De la couleur des peaux

Le fait est certain : nous n'avons plus à chercher que le comment. D'abord, il est à présumer que toutes les parties du globe ne furent pas couvertes par les eaux, & qu'un des pôles, ou tous deux restèrent à sec, par un effet de la rapidité du mouvement de la terre sur elle-même : ce n'est pas assez dire, qu'il est à présumer : le fait est certain : mais les êtres qui étaient aux pôles, étaient mesquins, frêles, comparés à ceux des régions de l’Équateur. Ce furent néanmoins ces êtres qui repeuplèrent tout le globe, tant en plantes qu'en animaux. Les petits hommes de la zone glacée, s'étendirent, & vinrent habiter les régions brûlantes de la zone torride. & s'y habituèrent : ceux qui étaient déjà noirs par le frois, le devinrent encore davantage par la chaleur; ceux qui étaient moins près du pôle, & qui avaient également échappé, demeurèrent blancs.

Restif de la Bretonne
Les Nuits de Paris

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Le Déluge

Gravure de Virgil Solis pour les Métamorphoses d'Ovide,
livre I, 253-312. Folio 5v, image 9.

J'ai vu de pauvres poules...

" À Sesto Calende, j'ai vu de pauvres poules si souvent cochées par des coqs trop nombreux qu'elles avaient le dos entièrement déplumé, le croupion à vif, et allaient se mettre d'elles-mêmes à la broche, pour échapper à ce martyre. Car, ô Présidente, si tu étais seulement grimpée vingt-deux fois par minute, et cela depuis trois heures du matin jusqu'à huit heures du soir, peut-être trouverais tu que c'est de trop. Il est vrai que les femmes n'ont pas là-dessus les mêmes idées que les poules; celles-ci portaient d'ailleurs une seule plume au cul, pour la commodité des jeunes gitons d'auberge, qui, lorsqu'ils voient une calèche anglaise, vont la leur arracher et la trempent dans la petite bouteille d'huile attendant l'événement. "

Lettre à la Présidente
Théophile Gautier


 

Perpendiculairement

23 juin 1940

(...) Sur la place de la mairie, le garde-champêtre de Concarneau a tambouriné un aviss devant l’immeuble où réside l’Orst-Kommandantur.

 «  C’est très sérieux » déclare-t-il en clignant de l’œil vers nous. Puis il ânonne péniblement : « Les piétons devront marcher sur les trottoirs et ne devront traverser les rues que perpi… per… perdiculairement. Interdiction de stationner, interdiction de se rassembler. »

 Les Bretons rigolaient ouvertement sous l’œil stupéfait de quelques officiers allemands, habitués au respect absolu du règlement. 

 « Ça vous fait rire, hein ? conclut le garde champêtre. Et, en même temps, on a envie de pleurer », a-t-il ajouté d’une voix chevrotante.


Benoîte et Flora Groult
Journal à quatre mains