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vendredi, 13 juillet 2012

Reconnaître une voix

On apprend dans le Figaro ( Figaro science ) qu'une "étude anglaise montre que les animaux peuvent identifier rapidement une personne à partir de l'enregistrement de sa voix et de son apparence physique."

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Jean Lorrain

"Hélie, garçon d'hôtel"

Presque vis-à-vis de la rue du Petit-Pont, la songerie d'un flâneur accoudé s'immobilisait. Je dépassais l'homme, puis revenais sur mes pas; j'avais déjà vu cette silhouette. Cette face lourde, couperosée, ces joues boursouflées d'alcoolique et ce bas prognathisme des maxillaires trop forts ne m'étaient pas inconnus.

 L'homme était d'aspect misérable. Un veston élimé, un pantalon à franges sur des souliers boueux, décelaient à la fois le plongeur sans place et l'asile de nuit: une grande lassitude, une plus grande veulerie semblaient avoir immobilisé là cet homme. Et l'heure était belle et poignante. J'étais revenu lentement, cherchant à deviner, à me rappeler un nom. L'homme était sans linge; un foulard sale et le col du veston relevé ne laissaient là-dessus aucun doute.

 Tout à coup, je poussais un cri, j'avais reconnu les grosses moustaches d'un blond sale:

           - Hélie Hélie !

Et je touchais l'homme à l'épaule. Il se tournait lentement vers moi. C'était bien lui, Hélie, garçon d'hôtel.

 Hélie, le garçon de l'hôtel de la Prudence, à Marseille, sa philosophie avertie et sa résignation désabusée de pauvre hère en marge de la société, Hélie et son doux je m'en foutisme de déclassé, depuis sa première enfance victime de l'injustice des préjugés et des lois. Hélie, quinquagénaire épave de tout établissement où l'on mange, où l'on aime et où l'on dort, Hélie, tour à tour plongeur, serveur, garçon d'hôtel, garçon de café, extra, gardien de villas, homme de peine et même pisteur, des meublés de Marseille aux garnis des halles et des rues chaudes de Toulon aux pensions de famille de Nice, tombé dans la misère et l'hébétude où je le retrouvais.

 Hélie ! C'était bien lui. Il levait sur moi deux yeux de stupeur, deux yeux clignotants et noyés d'ivrogne, et, de sa voix traînarde, aux inflexions mouillées, où les fins de phrases tombaient avec un bruit fiasque, une voix éculée comme une vieille semelle,

 - Eh bien oui, monsieur Jacques, c'est bien moi.

 Cette voix spéciale ne me permettait plus un doute. Défiguré par la lèpre ou masqué d'une cagoule, j'aurais reconnu entre toutes cette voix grasse et trouée comme une vieille conduite d'évier.

 Elle m'avait communiqué, cette inoubliable voix, tant de stupéfiantes réflexions et tant d'imprévues histoires ! La mémoire d'Hélie, son imagination aussi, était le rendez-vous des choses à la fois les plus effroyables, les plus divertissantes et les plus baroques. Il y avait de tout dans sa vie des souvenirs d'offices et des souvenirs de bouges, des relents de cuisines et de lupanars, des parfums de boudoirs et des moisissures de garnis. Dans sa vie, multiple et si remplie qu'elle en avait crevé son enveloppe extérieure devenue pareille à une loque, Hélie avait fréquenté des voleurs, des banquiers, des chasseurs de cercles, des comtes du Saint-Empire, des femmes galantes, des filles soumises, des garçons de bains, des mineurs des deux sexes, des cosmopolites et même des messieurs du clergé, sans oublier les marchands de billets, les camelots et les danseurs de bal public. Hélie avait même été, je crois, vaguement, machiniste dans un théâtre dea boulevards extérieurs, ou tout au moins garçon d'accessoires; sa mémoire était aussi peuplée que l'arrière-boutique d'un fripier.

 - Eh bien Hélie. lui disais-je, que faites- vous ?

 - Rien de bon. Je me fais des cheveux. Je suis sans place.


> Jean Lorrain, Hélie, garçon d'hôtel - 1908