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dimanche, 10 mai 2015

Tempérance

— Vous l’avez vu, vous, après la chose.., n’est-ce pas, monsieur Durand ? car moi, j’étais allé à Saint-Pol.
— Sûr que je l’ai vu. Figure-toi, mon garçon, qu’on vient me dire : Monsieur Durand, ça sent le brûlé chez M. Kernok, mais un drôle de brûlé ! Il était, ma foi, huit heures du matin, et personne n’osait entrer dans sa chambre ; ils sont si bêtes ! J’y entre, moi, mon garçon, et… Ah ! mon Dieu ! tiens, donne-moi à boire, car ça me fait mal toutes les fois que j’y pense. » Il se remit un peu par un large trait d’eau-de-vie, et continua : « J’y entre, et figure-toi que je manque d’être suffoqué en voyant le corps de mon pauvre vieux Kernok tout couvert d’une large flamme bleue qui courait de la tête aux pieds, tout juste comme la flamme du punch. Je m’approchai, je jetai de l’eau ; bah ! il brûlait plus fort, car il était à moitié cuit. » Grain-de-Sel pâlit.
« Ça t’étonne, mon garçon : eh bien, moi, je m’y attendais, je l’avais prédit.
— Prédit !…
— Oui. Il buvait trop d’eau-de-vie, et je lui disais toujours : Mon vieux camarade, tu finiras par une concustion invantanée », dit maître Durand avec importance, en appuyant sur chaque mot et en gonflant ses joues.
Il voulait dire une combustion instantanée, solution exacte et vraie de la mort de Kernok, donnée par un médecin de Quimper, fort habile homme, qu’on avait mandé un peu tard.
« Et ça ne vous fait pas trembler, monsieur Durand ? » dit Grain-de-Sel, qui voyait avec peine l’ex-canonnier-chirurgien-charpentier prendre la même direction que son défunt capitaine.
« Moi, c’est bien différent, mon garçon, je coupe mon eau-de-vie avec du vin, et il la buvait pure, le vieux lascar.
— Ah !… répondit Grain-de-Sel, peu convaincu de la tempérance de M. Durand.


Kernok le pirate - 1830 - Le texte sur  Wikisource
Eugène Sue