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samedi, 01 juin 2013

Le Grand testament de Maître Fernand Pousset

Voici sous la plume de Raoul Ponchon, et à la manière de François Villon, Le Grand testament de Maître Fernand Pousset, mort en 1894, propriétaire de plusieurs tavernes renommées et fréquentées par de nombreux artistes.

A propos du testament inattendu du Père Pousset, on lit dans le journal de l’Ain :

" La fortune qu’il a laissée est estimée à deux millions et demi environ.

Maintenant, le testament. M. Cadro, légataire universel, devra acquitter un certain nombre de legs : Une somme de 1 .525.000 fr. sera répartie, selon les indications du défunt, entre dix-huit personnes dont douze appartiennent à la clientèle assidue de la taverne Montmartre.

La plupart d’entre eux sont en mal de créanciers et l’on conçoit qu’ils ne tiennent nullement à faire passer les libéralités de M. Pousset dans les griffes crochues des huissiers qui sont à leurs trousses. Aussi cachent-ils le plus possible leur bonheur. Nous pouvons dire cependant que dans cette première catégorie d’héritiers figurent un poète très renommé, deux artistes peintres, trois journalistes, un chef d’orchestre, etc. A vingt-quatre autres personnes appartenant au monde des arts, à la littérature, à la presse, M. Pousset a légué un objet mobilier que chacune d’elles pourra choisir dans les superbes collections réunies par le défunt en son hôtel de la rue Say.

La clause la moins intéressante du testament de M. Pousset n’est évidemment pas la suivante : « Je fais remise de ce qu’ils me doivent à MM... (ici 11 noms), et en général à tous ceux à qui j’ai Erêté de l’argent à titre de service, avec ou sans illet à mon ordre, mais non pas aux commerçants, mesdébiteurs, pour marchandises vendues et livrées ou argent à eux prêté pour les besoins de leur commerce, non plus qu’à mes successeurs pour les reliquats non payés sur la vente de mes fonds de commerce. » (Le nombre de ceux qui bénéficient du second membre de phrase de la clause ci-dessus, ceux qui reçurent de l’argent « à titre de service, avec ou sans billet », atteint le chiffre phénoménal de 1 à 500 ) "

*

L’an cinquantième de mon âge,
Je, Fernand Pousset, tavernier,
Avant de partir en voyage,
Et quel voyage ! Le dernier ;
Sain d’esprit - qui peut le nier ? -
Veux établir mon testament
Et dicter jusqu’à un denier
Mes volontés. Conséquemment

De leur dette à tous mes amis
Fais remise, d’abord et d’une,
Qui m’empruntèrent des demis
Ou me tapèrent d’une thune,
Les jours où la dèche importune
Les forçait à jeûner entre eux.
- Moi-même j’ai vu l’infortune
Je ne fus pas toujours heureux.

Item, à messire Capelle
Qui boit comme une armée entière
- Nonobstant qu’il dit : j’en appelle ! -
J’abandonne ma pompe à bière ;
Car dans le cours de ma carrière
Il l’a tellement, tant et si
Fait travailler qu’à ce vieux frère
Elle va de droit, dieu merci.

Item, à Toutenmondodzor,
Un petit album japonois
Qui n’est rien moins qu’un vrai trésor,
Bien qu’en quelque sorte grivois
Et un peu porno à la fois.
A ne le quitter je l’invite,
Ça lui donnera de… la voix
Quand il ira voir la petite.

Item, à Luitpold, mon cheval,
Item, à Guérin, ma voiture.
L’un pourra prêter le cheval
A l’autre qui a la voiture ;
Ou l’autre prêter la voiture
A l’un… Même ils pourront changer.
Dieu a dit à ses créatures :
Sur terre il faut vous arranger.

Item, à Blondel-en-Vexin,
Qui ne ferme l’œil à demi
Quand il est sur son traversin,
L’Œuvre de Bornier, son ami.
- A pochard, pochard à demi -
Si, lisant ça, comme un sabot
Il ne devient pas endormi,
Eh ! Bien, voilà qui sera beau.

Item, au petit Courteline,
Un tonneau plein de sous percés
Afin que le sort le câline.
Je lui dois bien cela pour ces
Bons moments qu’il m’a fait passer
Avec l’étonnant Boubouroche
Et, parbleu ! Ça n’est pas assez,
Il y est encor de sa poche.

Item, à Henri Sopena,
Les châteaux que j’ai en Espagne
Et que j’eus assez de peine à…
Enfin ! Et que Dieu l’accompagne.
A Petitcoeur et sa compagne
Qui fait mon admiration,
Ma terre au pays de Cocagne
Avec ma bénédiction.

Item, à Jules de Bavier,
Mon chose… machin… piano
Pour qu’il y râpe son Wagner.
Item, à Gussy de Meneau
Un merveilleux kakémono ;
Comme il est plutôt fatigué…
(Pas le mono, non, le Meneau !)
J’ai pris le sujet le plus… gai.

Item, au petit Sucrier
Je laisse tout, et sans partage,
Le sucre de mon sucrier :
Cent kilos, sinon davantage.
En espérant cet héritage
Que sa mère lui a chauffé
Il aura toujours l’avantage
De pouvoir sucrer son café.

Item à cette belle fille
Pensionnaire de Porel
En qui tant de jeunesse brille
Et tant de charme corporel
- C’est Mademoiselle Sorel -
Je laisse un superbe miroir :
Ne saurait rien voir de plus bel
Du moment qu’elle s’y peut voir.

A Richard qui d’Hamlet se pique
Item, le crâne d’Yorick.
A Périer, l’Opéra-Comique
Pour y faire son Tamberlick
Dans de la musique de Cui
A Allais (mais pas de réclame),
A Furet trois crottes de biq’,
A Bi, les tours de Notre-Dame.

Item, à ce pauvre Bouchon
Je laisse cent mille écus d’or,
Pour les boire comme un cochon.
Mais l’on m’objecte qu’il est mort…
Ah ! Voilà qui le gêne fort !
Sachez bien, Monsieur le notaire,
Que quand il serait cent fois mort,
Il lèverait encor son verre.

Mon dernier vœu c’est que la rue
Où je trépasse, où j’ai passé
Dans les bras de la mort bourrue,
Transforme son nom de ru’Say
En celui bien mieux, de Pousset.
Ru’Say, cela ne veut rien dire !
Tandis qu’on comprend Ru’Pousset
Tout de suite, si l’on sait lire.

Raoul Ponchon, Le Courrier Français - 1894

vendredi, 31 mai 2013

Préjugés

" Il est dans le monde des erreurs tellement enracinées, qu’elles semblent ne devoir jamais disparaître. L’homme, une fois qu’il a adopté une idée fausse, ne s’en dépouille pas aisément ; et, soit orgueil, soit honte de changer, il emploie pour la justifier des sophismes plus ou moins spécieux. Quand les préjugés, qui prennent quelquefois naissance dans les hautes classes de la société, arrivent jusqu’au peuple, ils en deviennent, en quelque façon, la croyance ; celui-ci en est imprégné, et ne cherche point à s’en rendre raison. Ce n’est qu’après une suite d’efforts, et les coups répétés de la philosophie, que l’on parvient à pratiquer dans ces esprits égarés une brèche pour y faire pénétrer la vérité. Revenu alors comme d’un long sommeil, chacun se demande étonné comment on a pu conserver tant de mauvaises passions, tant de fausses doctrines. C’est que l’esprit humain, marchant de progrès en progrès, tend sans cesse vers cette haute perfection, encore bien éloignée de nous, mais que des esprits généreux aiment à entrevoir à travers le voile obscur de l’avenir."

Jean-Baptiste Symphor Linstant de Pradines " Essai  sur les moyens d’extirper  les préjugés des blancs  contre la couleur des Africains et des sang-mêlés " 1841

Panier à salade


Le lendemain, à six heures, deux voitures menées en poste et appelées par le peuple dans sa langue énergique des paniers à salade sortirent de la Force, pour se diriger sur la Conciergerie au Palais de Justice.

Il est peu de flâneurs qui n’aient rencontré cette geôle roulante ; mais quoique la plupart des livres soient écrits uniquement pour les Parisiens, les Étrangers seront sans doute satisfaits de trouver ici la description de ce formidable appareil de notre justice criminelle. Qui sait ? les polices russe, allemande ou autrichienne, les magistratures des pays privés de paniers à salade en profiteront peut-être ; et, dans plusieurs contrées étrangères, l’imitation de ce mode de transport sera certainement un bienfait pour les prisonniers.

 

Cette ignoble voiture à caisse jaune, montée sur deux roues et doublée de tôle, est divisée en deux compartiments. Par devant, il se trouve une banquette garnie de cuir sur laquelle se relève un tablier. C’est la partie libre du panier à salade, elle est destinée à un huissier et à un gendarme. Une forte grille en fer treillissé sépare, dans toute la hauteur et la largeur de la voiture, cette espèce de cabriolet du second compartiment où sont deux bancs de bois placés, comme dans les omnibus, de chaque côté de la caisse et sur lesquels s’asseyent les prisonniers ; ils y sont introduits au moyen d’un marchepied et par une portière sans jour qui s’ouvre au fond de la voiture. Ce surnom de panier à salade vient de ce que primitivement, la voiture étant à claire-voie de tous côtés, les prisonniers devaient y être secoués absolument comme des salades. Pour plus de sécurité, dans la prévision d’un accident, cette voiture est suivie d’un gendarme à cheval, surtout quand elle emmène des condamnés à mort pour subir leur supplice. Ainsi l’évasion est impossible. La voiture, doublée de tôle, ne se laisse mordre par aucun outil. Les prisonniers, scrupuleusement fouillés au moment de leur arrestation ou de leur écrou, peuvent tout au plus posséder des ressorts de montre propres à scier des barreaux, mais impuissants sur des surfaces planes. Aussi le panier à salade, perfectionné par le génie de la police de Paris, a-t-il fini par servir de modèle pour la voiture cellulaire qui transporte les forçats au bagne et par laquelle on a remplacé l’effroyable charrette, la honte des civilisations précédentes, quoique Manon Lescaut l’ait illustrée.

On expédie d’abord par le panier à salade les prévenus des différentes prisons de la capitale au Palais pour y être interrogés par le magistrat instructeur. En argot de prison, cela s’appelle aller à l’instruction. On amène ensuite les accusés de ces mêmes prisons au Palais pour y être jugés, quand il ne s’agit que de la justice correctionnelle ; puis, quand il est question, en termes de palais, du Grand Criminel, on les transvase des Maisons d’Arrêt à la Conciergerie, qui est la Maison de justice du Département de la Seine. Enfin les condamnés à mort sont menés dans un panier à salade de Bicêtre à la barrière Saint-Jacques, place destinée aux exécutions capitales, depuis la Révolution de Juillet. Grâce à la philanthropie, ces malheureux ne subissent plus le supplice de l’ancien trajet qui se faisait auparavant de la Conciergerie à la place de Grève dans une charrette absolument semblable à celle dont se servent les marchands de bois. Cette charrette n’est plus affectée aujourd’hui qu’au transport de l’échafaud. Sans cette explication, le mot d’un illustre condamné à son complice : "C’est maintenant l’affaire des chevaux ! " en montant dans le panier à salade, ne se comprendrait pas. Il est impossible d’aller au dernier supplice plus commodément qu’on y va maintenant à Paris.

> Honoré de Balzac -  Splendeurs et misère des courtisanes - Œuvres complètes,  XII

17:32 Publié dans / Balzac | Lien permanent | Commentaires (0)

mercredi, 29 mai 2013

Épisode de la campagne de Russie

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Épisode de la campagne de Russie

Nicolas-Toussaint Charlet (Paris, 1792 – Paris, 1845)

Réalisé plus de vingt ans après l’événement historique, le tableau est présenté au Salon de Paris de 1836. L'époque connaît un renouveau du  culte autour de Napoléon Ier ( en 1840 ses cendres seront inhumées aux Invalides). Charlet, bonapartiste convaincu, entretient le souvenir de l'Empereur et prépare à sa manière l'avènement de Napoléon III.

 

 Alfred de Musset  

La Retraite de Russie, de M. Charlet, est un ouvrage de la plus haute portée. Il l’a intitulé épisode, et c’est une grande modestie ; c’est tout un poème. En le voyant, on est d’abord frappé d’une horreur vague et inquiète. Que représente donc ce tableau ? Est-ce la Bérésina, est-ce la retraite de Ney ? Où est le groupe de l’état-major ? Où est le point qui attire les yeux, et qu’on est habitué à trouver dans les batailles de nos musées ? Où sont les chevaux, les panaches, les capitaines, les maréchaux ? Rien de tout cela ; c’est la grande armée, c’est le soldat, ou plutôt c’est l’homme ; c’est la misère humaine toute seule, sous un ciel brumeux, sur un sol de glace, sans guide, sans chef, sans distinction. C’est le désespoir dans le désert. Où est l’Empereur ? Il est parti ; au loin, là-bas, à l’horizon, dans ces tourbillons effroyables, sa voiture roule peut-être sur des monceaux de cadavres, emportant sa fortune trahie ; mais on n’en voit pas même la poussière. Cependant cent mille malheureux marchent d’un pas égal, tête baissée, et la mort dans l’ame. Celui-ci s’arrête, las de souffrir ; il se couche et s’endort pour toujours. Celui-là se dresse comme un spectre et tend les bras en suppliant : « Sauvez-moi, s’écrie-t-il, ne m’abandonnez pas ! » Mais la foule passe, et il va retomber. Les corbeaux voltigent sur la neige, pleine de formes humaines. Les cieux ruissellent, et, chargés de frimas, semblent s’affaisser sur la terre. Quelques soldats ont trouvé des brigands qui dépouillent les morts ; ils les fusillent. Mais de ces scènes partielles pas une n’attire et ne distrait. Partout où le regard se promène, il ne trouve qu’horreur, mais horreur sans laideur, comme sans exagération. Hors la Méduse de Géricault et le Déluge du Poussin, je ne connais point de tableau qui produise une impression pareille, non que je compare ces ouvrages, différens de forme et de procédé ; mais la pensée en est la même, et (l’exécution à part) plus forte peut-être dans M. Charlet. Il est un des premiers qui ait peint le peuple, et il faut convenir que ses spirituelles caricatures, tout amusantes qu’elles sont, n’annonçaient pas ce coup d’essai. Je le loue avec d’autant plus de confiance, que je ne crois pas que la louange puisse lui faire du tort et le gâter ; je n’en veux d’autre preuve que la vigueur et la simplicité de sa touche. Avec quel plaisir, en examinant sa toile, j’ai trouvé dans les premiers plans des coups de pinceau presque grossiers l Comme ces sapins sont faits largement ! De près, on croit voir une ébauche ; mais dès qu’on recule, ils sortent du tableau. D’ailleurs, nulle préoccupation ; aucun modèle n’a pu servir, ni à la conception de l’ouvrage, ni à l’effet, ni à l’arrangement. C’est bien une œuvre de ce temps-ci, claire, hardie et originale. Il me semble voir une page d’un poème épique écrit par Béranger.

> Alfred de Musset - Le salon de 1836Revue des Deux Mondes T.6, 1836


Eugène Delacroix

Qui ne se rappelle cette admirable Retraite de Russie, qui a été sa production la plus éclatante dans ce genre ? La conception de ce tableau est vraiment effrayante ; le cœur se serre devant cette immense solitude marquée ça et là par des formes humaines ensevelies sous la neige, sinistres jalons de cette marche désolée. Charlet l’intitule modestement Épisode. Ce n’est pas un épisode, c’est un poème tout entier ; ce n’est ni la retraite de Ney, ni la Bérésina ; ce n’est ni Murat, ni Eugène, ni Napoléon lui-même, déjà disparu de ce lugubre théâtre, emportant sa part de l’horrible désespoir qui précipite ces cent mille malheureux : c’est l’armée d’Austerlitz et d’Iéna, devenue une horde hideuse, sans lois, sans discipline, sans autre lien que le malheur commun. Dans cette toile semée de détails poignans, rien ne distrait l’esprit de la puissante unité de la conception, et l’exécution en est pleine de nerf et de vérité malgré ces tâtonnemens dont nous avons parlé. Ce qui conserve aux tableaux de Charlet autant de franchise qu’à ses autres œuvres, c’est qu’au lieu de retoucher des morceaux séparés ou de les compléter, il aimait mieux recommencer entièrement de grandes parties, et retrouvait ainsi pour finir tout l’entrain qu’il avait apporté en commençant.

> Eugène Delacroix. Peintres contemporains. — Charlet.  Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 37, 1862 (pp. 234-242).

mardi, 26 mars 2013

Oreille

" L’oreille est très nécessaire à bien étudier et à bien mettre à sa place, entendu qu’elle attache le col à la tête ; il faut le plus possible la faire d’une belle forme. Étudiez l’antique ou la belle nature. On peut observer, par exemple, que généralement la nation allemande, et surtout la nation autrichienne, les a attachées plus haut qu’elles ne devraient l’être dans la proportion exacte, de même que l’emmanchement de son col est différent de celui des autres individus appartenant à d’autres pays. Il est large, gros, et prend très haut derrière l’oreille ; cette nation a le mastoïde très fort. Si l’on peint donc une Allemande, on doit conserver ce trait caractéristique de sa nation, qui se trouve aussi dans l’ossement large de son front et dans ses joues assez ordinairement plates et étroites. Il faut le plus possible faire en entier l’oreille et bien étudier ses cartilages, quitte à mettre par-dessus des cheveux. "


« Élisabeth Vigée-Lebrun, Conseils pour la peinture du portrait, 1869 », in Anne Lafont (dir.), Plumes et Pinceaux. Discours de femmes sur l’art en Europe (1750-1850) — Anthologie, Dijon, Presses du réel/INHA (« Sources »)

vendredi, 08 mars 2013

Chou cabus

chou-cabus.jpg

Nous nous étendîmes donc sur des matelas fort mollets, couverts de grands tapis ; et un jeune serviteur ayant pris le plus vieil de nos philosophes, le conduisit dans une petite salle séparée, d'où mon démon lui cria de nous venir retrouver, sitôt qu'il aurait mangé.

Cette fantaisie de manger à part me donna la curiosité d'en demander la cause : « Il ne goûte point., me dit-il, l'odeur de viande, ni même des herbes, si elles ne sont mortes d'elles-mêmes, à cause qu'il les pense capables de douleur. - Je ne m'ébahis pas tant répliquai-je, qu'il s'abstienne de la chair et de toutes choses qui ont eu vie sensitive ; car en notre monde les pythagoriciens, et même quelques saints anachorètes, ont usé de ce régime ; mais de n'oser par exemple couper un chou de peur de le blesser, cela me semble tout à fait ridicule. - Et moi, répondit mon démon, je trouve beaucoup d'apparence en son opinion.

« Vous anéantissez l'âme d'un chou en le faisant mourir, mais en tuant un homme vous ne faites que changer son domicile ; et je dis bien plus : puisque Dieu, le Père commun de toutes choses, chérit également ses ouvrages, n'est-il pas raisonnable qu'il ait partagé ses bienfaits également entre nous et les plantes ?

Il est vrai que nous naquîmes les premiers, niais dans la famille de Dieu il n'y a point de droit d'aînesse : si donc les choux n'eurent point leur part avec nous du fief de l'immortalité, ils furent sans doute avantagés de quelque autre qui, par sa grandeur, récompense sa brièveté ; c'est peut- être un intellect universel, une connaissance parfaite de toutes les choses dans leurs causes, et c'est peut- être aussi pour cela que ce sage moteur ne leur a point taillé d'organes semblables aux nôtres, qui n'ont pour tout effet qu'un simple raisonnement faible et souvent trompeur, mais d'autres plus ingénieusement travaillés, plus forts et plus nombreux, qui leur servent à l’opération de leurs spéculatifs entretiens.

Vous me demanderez peut-être ce qu'ils nous ont jamais communiqué de ces grandes pensées. Mais, dites-moi, que nous ont jamais enseigné les anges non plus qu'eux ? Comme il n'y a point de proportion, de rapport ni d'harmonie entre les facultés imbéciles de l'homme et celles de ces divines créatures, ces choux intellectuels auraient beau s'efforcer de nous faire comprendre la cause occulte de tous les événements merveilleux, il nous manque des sens capables de recevoir ces hautes espèces. Moïse, le plus grand de tous les philosophes, puisqu'il puisait, à ce que vous dites, la connaissance de la nature dans la source de la nature même, signifiait cette vérité lorsqu'il parla de l'Arbre de Science: il voulait nous enseigner sous cette énigme que les plantes possèdent privativement la philosophie parfaite.

Souvenez-vous donc, Ô de tous les animaux le plus superbe ! qu'encor qu'un chou que vous coupez ne dise mot, il n'en pense pas moins. Mais le pauvre végétant n'a pas des organes propres à hurler comme nous; il n'en a pas pour frétiller ni pour pleurer; il en a toutefois par lesquels il se plaint du tort que vous lui faites, par lesquels il attire sur vous la vengeance du ciel. Que si vous me demandez comme je sais que les choux ont ces belles pensées, je vous demande comme vous savez qu'ils ne les ont point, et que tel, par exemple, à votre imitation ne dise pas le soir en s'enfermant : Je suis, Monsieur le Chou Frisé, votre très humble serviteur. CHOU CABUS.  

 

Cyrano de Bergerac,  Histoire comique des Etats et empires de la Lune et du Soleil,

mardi, 12 février 2013

Les dîneurs en ville

Quelques gens d'une fortune aisée donnent ordinairement à dîner deux ou trois fois par semaine à leurs amis et à leurs simples connaissances : une fois invité, vous l' êtes pour toujours.

Avoir une table à Paris est un objet dispendieux ; mais ce n' est que dans la capitale que tel homme peut subsister sans fortune, sans métier et sans talents. Ce n' est point là un citoyen fort recommandable, je l' avoue ; mais enfin, il faut que tout homme vive. Eh ! Qui donnera à manger à celui qui a bon appétit, si ce n' est le riche ? Dix-huit à vingt mille hommes dînent régulièrement le lundi chez le marchand, le mardi chez l' homme de robe, et progressivement ls achèvent la semaine, en montant d' étage en étage.

Le vendredi ils se rendent de préférence chez l' amateur de marée, et jamais ils ne se trompent sur le menu. Dans cette classe sont les agréables et les beaux parleurs, les  musiciens, les peintres, les abbés, les célibataires, etc. Ils ont vu tous les états, et sont au fait d' une infinité de caractères : ces gens-là ne savent ni le prix du pain, ni celui de la viande : les variations des combustibles leur sont parfaitement étrangères : ils ne paient que le porteur d' eau ; ils sortent de chez eux poudrés, frisés, à deux heures précises, et vont s' asseoir à des tables délicates, ayant pour passeport quelques historiettes, une pour chaque maison, et la gazette de la veille.

 Ils savent tirer un parti abondant du service, tandis que les provinciaux, les novices maladroits, n' ont pas l' esprit de faire bonne chère ; car c' est un art que de savoir goûter de tous les plats, à l' aide de quelques signes.

Le soir ils se rendent chez une vieille dévote, chez un goutteux, un bénéficier ; ils y font collation, et n'ont qu' à changer un peu de langage, selon l' esprit des personnages, et répéter les nouvelles qu' ils ont apprises le matin. Ainsi, sans rentes, sans emploi, sans patrimoine, avec un habit dû encore au tailleur, et payant de mois en mois un loyer modique, ils trouvent de quoi vivre, et vivre en assez bonne compagnie. Une aptitude à retenir les noms des personnes, quelque usage du monde, beaucoup de souplesse dans les manières leur suffit pour entretenir la conversation ; et l' on ne dirait jamais, à les voir le front épanoui, le visage tranquille, qu' ils n' auraient pas dîné, sans la généreuse complaisance de leur hôte.

Je les compare aux oiseaux du ciel, qui prennent leur part de la récolte universelle, et qui ne paraissent pas la diminuer. Selon moi, rien de si honorable pour les riches que de donner à manger à ceux qui se présentent à leur table ; et de toutes les manières de faire usage de ses richesses, c' est sans contredit la plus agréable pour le grand nombre. Chacun en profite également ; et puisque les riches aiment l' ostentation, ils se satisfont en satisfaisant les autres.

S' ils établissaient une table économique et sans apprêt, où il n' y eût ni luxe, ni orgueil, ayant l' honnête nécessaire, et rien au-dessus ; cela vaudrait mieux encore, et ils seraient dans le cas de renouveler plus souvent leur complaisance, ou de multiplier les couverts.(...)

 

Louis-SébastienMercier ( 1740-1814.)

Tableau de Paris. Chapitre 56, Les dîneurs en ville.