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dimanche, 28 août 2016

Vivant Denon en Egypte

Vivant Denon

Suite de la Description de la Haute Égypte. - Beautés de la Nature. - Conjectures sur le Lac Moeris. - Pyramide d'Hilahoun. (Voyages dans la basse et la haute Égypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799.)

obelisque, Héliopolis,D'abord après le départ de Desaix, nous allâmes faire des reconnaissances, et une tournée pour la levée des contributions : nous visitâmes les villages qui avoisinent l'embouchure du Faïoum, à une demi lieue à l'ouest de Bénésouef ; nous passâmes le canal ; et, après deux heures de marche, nous arrivâmes à Davalta, beau village, c'est-à-dire beau paysage ; car en Égypte, lorsque la nature est belle, elle est admirable en dépit de tout ce que les hommes y ajoutent, et n'en déplaise aux détracteurs de Savary qui se mettent en fureur contre ses riantes descriptions. Il faut cependant convenir que sans industrie la nature ici crée d'elle-même des bocages de palmiers, sous lesquels se marient l'oranger, le sycomore, l'oponcia, le bananier, l'acacia, et le grenadier ; que ces arbres, formant des groupes du plus beau mélange de feuillage et de verdure ; que lorsque ces bosquets sont entourés à perte de vue par les champs couverts de doura déjà mûr, de cannes à sucre prêtes à être recueillies, de champs de blés, de lin, et de trèfles, qui tapissent de velours vert les gerçures du sol à mesure que l'inondation se retire ; lorsque, dans les mois de notre hiver, on a sous les yeux ce brillant tableau des richesses du printemps qui annonce déjà l'abondance de l'été ; il faut bien dire avec ce voyageur que l'Égypte est le pays que la nature a le plus miraculeusement organisé, et qu'il ne lui manque que des collines ombragées d'où couleraient des ruisseaux, un gouvernement qui rendrait sa population industrieuse, et l'éloignement des Bédouins, pour en faire le plus beau et le meilleur de tous les pays.

En traversant la riche contrée que je viens de décrire, où l’œil découvre vingt villages à la fois, nous arrivâmes à Dindyra, où nous nous arrêtâmes pour coucher. La pyramide d'Hilahoun, située à l'entrée du Faïoum, semble de là une forteresse élevée pour la commander. Serait-ce la pyramide de Mendes ? Le canal de Bathen, qui y aboutit, n'est-il pas le Moeris creusé de mains d'hommes, ainsi que le croient Hérodote et Diodore ? car le lac de Birket-êl-Kerun, qui est le Moeris de Strabon et de Ptolémée ne peut jamais être regardé que comme l'ouvrage de la nature. Quelque accoutumés que nous soyons aux travaux gigantesques des Égyptiens, nous ne pourrions nous persuader qu'ils eussent creusé un lac comme celui de Genève. Tout ce que les historiens et les géographes anciens ont dit du lac de Moeris est équivoque et obscur : on voit évidemment que ce qu'ils en ont écrit leur a été dicté par ces collèges de prêtres, toujours jaloux de tout ce qui regardait leur pays, et qui auront jeté d'autant plus facilement un voile mystérieux sur cette province qu'elle était écartée de la route ordinaire ; et de là sont venus ce lac creusé de trois cents pieds de profondeur, cette pyramide élevée au milieu, ce fameux labyrinthe, ce palais des cent chambres, ce palais pour nourrir des crocodiles, enfin tout ce qu'il y a de plus fabuleux dans l'histoire des hommes, et tout ce qui nous reste d'incroyable dans celle de l'Égypte. Mais, à l'aspect de ce qui existe, on trouve qu'effectivement il y a un canal, qui est celui de Bathen, et qui était encore sous l'eau de l'inondation lorsqu'à plusieurs reprises nous nous en sommes approchés ; que la pyramide d'Hilahoun peut être celle de Mendes, qui aurait été bâtie à l'extrémité de ce canal, qui serait le Moeris ; que le lac Birket-êl-Kerun n'est qu'un dépôt d'eau qui a dû toujours exister, et dont le bassin aura été donné par le mouvement du sol, entretenu et renouvelé chaque année de l'excédent du débordement qui arrose le Faïoum ; les eaux en seront devenues saumâtres à l'époque où le Nil aura cessé de couler par la vallée du fleuve sans eau.

Les preuves de ce système sont les formes locales, l'existence du lit d'un fleuve prolongé jusqu'à la mer, ses dépositions et ses incrustations, la profondeur du lac, son extension, sa masse appuyée au nord à une chaîne escarpée, qui court de l'est à l'ouest, et dérive au nord-ouest pour suivre en s'abaissant jusqu'à la vallée du fleuve sans eau ; enfin les lacs de natron, et, plus que tout cela, la chaîne au nord de la pyramide qui ferme l'entrée de la vallée, coupée à pic, comme presque toutes les montagnes dont le courant du Nil s'approche encore aujourd'hui, ornant aux yeux l'aspect d'un fleuve à sec et de ses destructions.

Les ruines que l'on trouve près de la ville de Faïoum sont sans doute celles d'Arsinoé : je ne les ai pas vues, non plus que celles qui sont à la pointe occidentale du lac, près du village de Kasr-Kerun ; mais on m'en a fait voir le plan, et il n'offre que quelques chambres, avec un portique décoré de quelques hiéroglyphes.

La pyramide d'Hilahoun, la plus délabrée de toutes les pyramides que j'aie vues, est aussi celle qui avait été bâtie avec le moins de magnificence ; sa construction est composée de masses de pierres calcaires, qui servent de noyau à un monceau de briques non cuites : cette frêle construction, ancienne peut-être que les pyramides de Memphis, existe cependant encore, tant le climat de l'Égypte est favorable aux monuments ; ce qui serait dévoré par quelques uns de nos hivers résiste victorieusement ici au poids destructeur d'une masse de siècles.

Aventure arrivée à l'Auteur.

Il est des heures malencontreuses où tous les mouvements que l'on fait sont suivis d'un danger ou d'un accident. Comme je revenais de cette tournée pour rentrer à Bénésouef, le général me charge d'aller porter un ordre à la tête de la colonne : je me mets au galop ; un soldat qui marchait hors des rangs m'entend venir, se tourne à gauche comme je passais à sa droite, et par ce mouvement me présente sa baïonnette que je n'ai plus le temps d'éviter, et dont le coup me soulève de ma selle, et le contrecoup jette le soldat par terre : voilà un savant de moins, dit-il en tombant ; car pour nos soldats en Égypte tout ce qui n'était point militaire était savant : quelques piastres que j'avais dans la petite poche de la doublure de mon habit m'avaient servi de bouclier ; j'en fus quitte pour un habit déchiré. Arrivé à la tête de la colonne, j'y trouve l'aide de camp Rapp : nous étions bien montés, le pas de nos chevaux avait devancé l'infanterie ; c'était à la tombée du jour ; plus on approche du tropique et moins il y a de crépuscule, le soleil plongeant perpendiculairement sous l'horizon, l'obscurité suit immédiatement ses derniers rayons. Les Bédouins infestaient la campagne ; nous apercevons quelques points dans la plaine qui était immense ; Rapp me dit, nous sommes mal ici, regagnons la colonne, ou franchissons l'espace, et arrivons à Bénésouef. Je savais que le parti le plus hardi était celui que préférait mon compagnon : j'accepte le dernier ; nous piquons des deux, et bravons les Bédouins, dont c'était l'heure de la chasse : la course était longue ; nous doublons le mouvement ; mon cheval s'échauffe, et m'emporte ; la nuit arrive, elle était noire lorsque je me trouve sous les retranchements de Bénésouef.

Je crois pouvoir tenir la même route que le matin ; mon cheval bronche, je le relève d'un coup d'éperon ; il saute un fossé qu'on avait fait dans la journée, et je me trouve de l'autre côté, le nez contre une palissade, sans pouvoir avancer ni reculer. Pendant ce temps la sentinelle avait crié, je n'avais pas entendu ; elle tire, j'appelle en français ; elle me demande ce que je fais là, me gronde, me renvoie ; et voilà le maladroit ou le savant avec un coup de baïonnette, un coup de fusil, querellé, et ramené chez lui comme un écolier sorti sans permission de son collège.

 

> Site Gallica http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k28861q

> Site Archives.org : https://archive.org/details/voyagedanslabas00denogoog

La solitude dans la nature - Chateaubriand

François-René Chateaubriand (1768-1848)
René (1802)
 
220px-Anne-Louis_Girodet-Trioson_006.jpgLa solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire. Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n'ayant point encore aimé, j'étais accablé d'une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon coeur, comme des ruisseaux d'une lave ardente; quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence: je descendais dans la vallée, je m'élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l'idéal objet d'une flamme future; je l'embrassais dans les vents; je croyais l'entendre dans les gémissements du fleuve; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe même de vie dans l'univers.

Toutefois cet état de calme et de trouble, d'indigence et de richesse, n'était pas sans quelques charmes: un jour je m'étais amusé à effeuiller une branche de saule sur un ruisseau, et à attacher une idée à chaque feuille que le courant entraînait. Un roi qui craint de perdre sa couronne par une révolution subite, ne ressent pas des angoisses plus vives que les miennes, à chaque accident qui menaçait les débris de mon rameau. Ô faiblesse des mortels! Ô enfance du cœur humain qui ne vieillit jamais ! Voilà donc à quel degré de puérilité notre superbe raison peut descendre! Et encore est-il vrai que bien des hommes attachent leur destinée à des choses d'aussi peu de valeur que mes feuilles de saule.

Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives, que j'éprouvais dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d'un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d'un désert : on en jouit, mais on ne peut les peindre.

L'automne me surprit au milieu de ces incertitudes: j'entrai avec ravissement dans les mois des tempêtes. Tantôt j'aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes; tantôt j'enviais jusqu'au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l'humble feu de broussailles qu'il avait allumé au coin d'un bois. J'écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays, le chant naturel de l'homme est triste, lors même qu'il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.

Le jour, je m'égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu'il fallait peu de chose à ma rêverie! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s'élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d'un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher solitaire s'élevant au loin dans la vallée, a souvent attiré mes regards ; souvent j'ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent; j'aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentait; je sentais que je n'étais moi-même qu'un voyageur ; mais une voix du ciel semblait me dire: «Homme, la saison de ta migration n'est pas encore venue ; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande.»

Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie ! Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur.