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dimanche, 28 août 2016

La solitude dans la nature - Chateaubriand

François-René Chateaubriand (1768-1848)
René (1802)
 
220px-Anne-Louis_Girodet-Trioson_006.jpgLa solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire. Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n'ayant point encore aimé, j'étais accablé d'une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon coeur, comme des ruisseaux d'une lave ardente; quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence: je descendais dans la vallée, je m'élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l'idéal objet d'une flamme future; je l'embrassais dans les vents; je croyais l'entendre dans les gémissements du fleuve; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe même de vie dans l'univers.

Toutefois cet état de calme et de trouble, d'indigence et de richesse, n'était pas sans quelques charmes: un jour je m'étais amusé à effeuiller une branche de saule sur un ruisseau, et à attacher une idée à chaque feuille que le courant entraînait. Un roi qui craint de perdre sa couronne par une révolution subite, ne ressent pas des angoisses plus vives que les miennes, à chaque accident qui menaçait les débris de mon rameau. Ô faiblesse des mortels! Ô enfance du cœur humain qui ne vieillit jamais ! Voilà donc à quel degré de puérilité notre superbe raison peut descendre! Et encore est-il vrai que bien des hommes attachent leur destinée à des choses d'aussi peu de valeur que mes feuilles de saule.

Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives, que j'éprouvais dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d'un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d'un désert : on en jouit, mais on ne peut les peindre.

L'automne me surprit au milieu de ces incertitudes: j'entrai avec ravissement dans les mois des tempêtes. Tantôt j'aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes; tantôt j'enviais jusqu'au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l'humble feu de broussailles qu'il avait allumé au coin d'un bois. J'écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays, le chant naturel de l'homme est triste, lors même qu'il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.

Le jour, je m'égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu'il fallait peu de chose à ma rêverie! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s'élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d'un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher solitaire s'élevant au loin dans la vallée, a souvent attiré mes regards ; souvent j'ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent; j'aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentait; je sentais que je n'étais moi-même qu'un voyageur ; mais une voix du ciel semblait me dire: «Homme, la saison de ta migration n'est pas encore venue ; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande.»

Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie ! Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur.

 

vendredi, 08 mars 2013

Chou cabus

chou-cabus.jpg

Nous nous étendîmes donc sur des matelas fort mollets, couverts de grands tapis ; et un jeune serviteur ayant pris le plus vieil de nos philosophes, le conduisit dans une petite salle séparée, d'où mon démon lui cria de nous venir retrouver, sitôt qu'il aurait mangé.

Cette fantaisie de manger à part me donna la curiosité d'en demander la cause : « Il ne goûte point., me dit-il, l'odeur de viande, ni même des herbes, si elles ne sont mortes d'elles-mêmes, à cause qu'il les pense capables de douleur. - Je ne m'ébahis pas tant répliquai-je, qu'il s'abstienne de la chair et de toutes choses qui ont eu vie sensitive ; car en notre monde les pythagoriciens, et même quelques saints anachorètes, ont usé de ce régime ; mais de n'oser par exemple couper un chou de peur de le blesser, cela me semble tout à fait ridicule. - Et moi, répondit mon démon, je trouve beaucoup d'apparence en son opinion.

« Vous anéantissez l'âme d'un chou en le faisant mourir, mais en tuant un homme vous ne faites que changer son domicile ; et je dis bien plus : puisque Dieu, le Père commun de toutes choses, chérit également ses ouvrages, n'est-il pas raisonnable qu'il ait partagé ses bienfaits également entre nous et les plantes ?

Il est vrai que nous naquîmes les premiers, niais dans la famille de Dieu il n'y a point de droit d'aînesse : si donc les choux n'eurent point leur part avec nous du fief de l'immortalité, ils furent sans doute avantagés de quelque autre qui, par sa grandeur, récompense sa brièveté ; c'est peut- être un intellect universel, une connaissance parfaite de toutes les choses dans leurs causes, et c'est peut- être aussi pour cela que ce sage moteur ne leur a point taillé d'organes semblables aux nôtres, qui n'ont pour tout effet qu'un simple raisonnement faible et souvent trompeur, mais d'autres plus ingénieusement travaillés, plus forts et plus nombreux, qui leur servent à l’opération de leurs spéculatifs entretiens.

Vous me demanderez peut-être ce qu'ils nous ont jamais communiqué de ces grandes pensées. Mais, dites-moi, que nous ont jamais enseigné les anges non plus qu'eux ? Comme il n'y a point de proportion, de rapport ni d'harmonie entre les facultés imbéciles de l'homme et celles de ces divines créatures, ces choux intellectuels auraient beau s'efforcer de nous faire comprendre la cause occulte de tous les événements merveilleux, il nous manque des sens capables de recevoir ces hautes espèces. Moïse, le plus grand de tous les philosophes, puisqu'il puisait, à ce que vous dites, la connaissance de la nature dans la source de la nature même, signifiait cette vérité lorsqu'il parla de l'Arbre de Science: il voulait nous enseigner sous cette énigme que les plantes possèdent privativement la philosophie parfaite.

Souvenez-vous donc, Ô de tous les animaux le plus superbe ! qu'encor qu'un chou que vous coupez ne dise mot, il n'en pense pas moins. Mais le pauvre végétant n'a pas des organes propres à hurler comme nous; il n'en a pas pour frétiller ni pour pleurer; il en a toutefois par lesquels il se plaint du tort que vous lui faites, par lesquels il attire sur vous la vengeance du ciel. Que si vous me demandez comme je sais que les choux ont ces belles pensées, je vous demande comme vous savez qu'ils ne les ont point, et que tel, par exemple, à votre imitation ne dise pas le soir en s'enfermant : Je suis, Monsieur le Chou Frisé, votre très humble serviteur. CHOU CABUS.  

 

Cyrano de Bergerac,  Histoire comique des Etats et empires de la Lune et du Soleil,

jeudi, 13 janvier 2011

Jambe de bois fantôme

 

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"... Ce torrent de paroles écoulé, j'appelais la femme de chambre, et je reconduisais ma mère et ma sœur à leur appartement. Avant de me retirer, elles me faisaient regarder sous les lits, dans les cheminées, derrière les portes, visiter les escaliers, les passages et les corridors voisins.
Toutes les traditions du château, voleurs et spectres, leur revenaient en mémoire. Les gens étaient persuadés qu'un certain comte de Combourg, à jambe de bois, mort depuis trois siècles, apparaissait à certaines époques, et qu'on l'avait rencontré dans le grand escalier de la tourelle; sa jambe de bois se promenait aussi quelquefois seule avec un chat noir ".

 

Mémoires d'Outre-tombe - T1
François-René de  Chateaubriand