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dimanche, 27 septembre 2015

" Pour les pauvres ", Octave Mirbeau pastiché par Reboux & Müller

Octave Mirbeau :  " Pour les pauvres "

par Paul Reboux & Charles Müller - "À la manière de " (Deuxième série - 1913)

   Depuis que M. Leygues a fait un héritage de cinq milliards, il n'est plus seulement un grand ministre et un grand poète, il est devenu un grand industriel. 

   Je suis allé visiter ses usines. Le directeur de l'exploitation m'attendait à la porte. C'est un de mes anciens condisciples du collège d'Arcueil. Il occupe un poste de confiance bien mérité. En effet, ce fut lui qui empoisonna les vingt-trois personnes dont les héritages successifs composèrent la fortune de M. Leygues. Il n'avait pas changé. Je le retrouvai tel que je l'avais connu, rubicond, poupin, jovial, ses petits yeux ricaneurs tapis entre ses joues et son front bombé, portant en arrière ses cheveux rouge carotte, et fumant une pipe dont le fourneau d'écume représente une croupe de femme, assise sur une main galante.
   Fichtre ! lui dis-je, tandis qu'il faisait manœuvrer une sorte de pont-levis, tu prends tes précautions contre les voleurs !
   Il émit un petit ricanement :
   –  Ha ! ha !... Tu veux dire contre les évasions...
   – Quelles évasions ?
   –  Les évasions de notre matière première... Comment ? Tu ne sais pas ?
   J'avouai mon ignorance. Il poursuivit :
   –  Mes pauvres, nom de Dieu ! mes pauvres !... J'en ai plus de quarante-cinq mille, là dedans !... C'est d'eux que nous tirons tout, mon cher, tout !... Pas un atome de déchet... C'est comme les cochons de Chicago...
    Je demeurais muet de surprise. Il m'allongea sur les côtes un coup de poing familier, en éclatant de rire ;
   –  Les pauvres, mais c'est des cochons !... Puis il m'expliqua :
   –  Ç'a été la grande idée de Leygues, et, on peut bien le dire, la grande idée du siècle... D'un côté, ça crée un commerce épatant... Et de l'autre, ça supprime les pauvres... L'extinction du paupérisme, quoi!... Et quelle matière première !... Bon marché !... Facile à travailler !... Abondante ! Ah ! nom de Dieu !...
   Il lança un jet de salive roussâtre et poursuivit :
   –  Sais-tu à combien ça nous revient, un pauvre ?...
   –  Ma foi non.
  –  Dix centimes !... Ha ! ha !... Dix centimes... Le prix du timbre... Nous n'avons qu'à écrire... aux manufacturiers qui réduisent leur personnel... ou aux bourgeois qui renvoient leurs bonnes... ou aux associations philanthropiques... Oui, mon cher... Elles reçoivent de l'argent pour leurs pauvres... Elles nous expédient les pauvres, et elles gardent l'argent !... C'est tout bénéfice... Pas plus tard que ce matin, l'œuvre du Coin-du-Feu nous a fait une livraison de cinq cents kilos !
   – Combien cela fait-il de pauvres ? demandai-je.
   –  Peuh !... souffla-t-il, une quarantaine à peu près... Un pauvre, c'est maigre, tu sais... Ça ne pèse rien... Mais viens par ici... Tu vas voir... Il me conduisit vers des bâtisses d'où se dégageait une fade odeur d'abattoir. J'aperçus là une centaine d'hommes, de femmes et d'enfants qui tenaient leurs bras étendus au-dessus d'une rigole. Tous avaient à la même place une plaie d'où le sang coulait comme une fontaine, avec un bruit doux, pour s'en aller rejoindre l'intarissable flot que la rigole guidait vers un réservoir.
   –  Tu as de la chance, fit mon guide. C'est justement l'heure de la saignée... Tout le monde y passe une fois par jour.
   – Et que faites-vous de ce sang ?
Il sortit de sa poche une petite bonbonnière.
   –  Des pilules... des pilules de fer, pour les anémiques riches... Le sang contient beaucoup de fer, tu sais ça ... En veux-tu une ?
   Il me tendait son drageoir. Je refusai avec politesse.
   –  Maintenant, allons voir les Anglaises !...
   Il me prit amicalement sous le bras, et me conduisit dans une salle voisine, où s'élevait une immense cage. Là, des créatures décharnées se tenaient misérablement serrées les unes contre les autres. On lisait sur leur face une expression d'agonie. Certaines gisaient à terre, comme mortes.
   –  How do you do ? leur cria mon ami, badin.
   Puis il m'expliqua :
   – C'est un arrivage de Londres, un cadeau d'Édouard VII... Des suffragettes... Pour notre manufacture de pianos... Tu prends des Anglaises, tu les fais mourir de faim ... Ça leur allonge encore les dents... Avec deux Anglaises, il y a de quoi faire un clavier complet... les dents blanches pour les grandes touches...
   Il ajouta, avec une gaieté cordiale :
   –  Et les dents gâtées pour les bémols... Tordant, hein, tordant !...

   Je crus devoir rire, bien que ma gorge contractée me causât une sensation d'étouffement. En tournant la tête, j'avisai dans un coin quelques jeunes femmes moins amaigries que les autres.
   – Et celles-là ?
   –  Elles sont enceintes... Nous attendons le sixième mois ...
   –  Le sixième mois... Pourquoi donc ?
   –  Pour la peau !
   –  Comment ?
   Il gonfla ses bajoues et souffla un nuage de fumée.
   –  Ha !... ha !... La peau des gosses, parbleu !... Tu sais comment on fait l'astrakan ? On va chercher les agneaux dans le ventre des brebis et on les écorche... Nous appliquons le procédé aux enfants de pauvres... Nous obtenons ainsi un cuir lisse, délicat, tout blanc, qui nous est très demandé pour relier les livres de première communion...
   À ce moment jaillirent des cris si déchirants que mes tympans éclatèrent, et que je sentis un crispement me tordre l'épiderme de la nuque jusqu'aux orteils.
   Mon guide tira tranquillement sa montre.
   – Cinq heures... Diable !... Notre commande de bourrelets doit être livrée ce soir... Il n'est que temps qu'on s'y mette...
   –  Des bourrelets ?...
   –  Viens voir ça , fit-il en m'entraînant. C'est très curieux .
   J'aperçus une chose horrible... On venait de fendre du sternum au pubis plusieurs malheureux ligotés sur une claie. De leurs péritoines ouverts sortaient comme des câbles les intestins qui allaient s'enrouler sur d'énormes bobines de bois.
   Mon ami rassembla les talons comme un soldat qui se met au garde à vous, et son ton devint respectueux.
   –  C'est pour garnir les fenêtres de l'Élysée... Une commande de Mme Fallières...
   Incapable de supporter l'émoi que me causait un tel spectacle, je prétextai l'heure de l'absinthe pour entraîner mon compagnon.
   Quand nous fûmes attablés devant la boisson apéritive, il se renversa béatement sur sa chaise, et, peignant sa chevelure de ses doigts écartés, il déclara :
   –  Tu n'as pas vu le plus beau... Je te montrerai les magasins d'expédition... Nous détaillons le pauvre, mais nous pouvons le livrer entier... Ainsi nous en envoyons un par semaine aux dames de la Croix-Rouge... Elles lui cassent la tête, elles lui coupent les bras, les jambes... pour apprendre à faire des pansements... Tu saisis ? La charité !... Très ingénieux. Ha ! ha !... Et puis il y a Claretie... Il lui en faut un par jour, à celui-là, tous les matins... Il l'attache à un poteau, dans son cabinet, et, à coups de poing, à coups de fouet, à coups de sabre, il le massacre en l'engueulant... Tu comprends, ça lui décharge le caractère... Après ça, toute la journée, il peut être doux, poli, conciliant... Fameux, hein ?
   –  En effet, acquiesçai-je, soudain éclairé sur les origines d'une mansuétude dont j'avais moi-même éprouvé toute la suavité.
   Mon camarade reprit :
   –  Nous avons aussi les ateliers où l'on arrache les yeux, pour en faire des têtes d'épingles à chapeau, ou des pommeaux d'ombrelles ; c'est très joli, très bien porté... Et ceux où on met en boîtes à conserves les oreilles et les nez coupés... Elles ne sont pas fameuses, entre nous, ces conserves-là... Mais c'est pour la troupe, alors, tu comprends... Je te montrerai encore notre séchoir de vessies... C'est avec elles qu'on fait les ballons du Louvre...
   Une sorte d'exaltation le gagnait peu à peu. Il s'écria, en se frottant les mains :
   –  Car nous utilisons tout, nom de Dieu, tout... C'est ça, l'idée de génie... Avec les os, nous faisons des cure-dents et des débourre-pipes... avec les cheveux, des pinceaux premier choix... avec les tendons, des raquettes de tennis... avec les ongles, des pelles à sel... avec les poitrines des hommes, des dessus de malles... Rien n'est perdu... Les nombrils se transforment en petites salières, les estomacs en réticules, les crânes en pommes d'escalier... Tout sert... jusqu'aux doigts des petits enfants... Devine ce qu'on en fait, des doigts des petits enfants ?... On les coupe, on les sèche... Et ça se vend comme bigoudis... Ha ! ha !
   Il m'allongea de nouveau une bourrade familière si violente que j'en suffoquai.
   Agacé par sa prétentieuse assurance, je voulus le prendre en défaut :
   – Vraiment ! Tu utilises tout ? Et les seins des femmes, qu'est-ce que tu en fais?
   –  Des étuis à éponges, des pelotes à épingles, ou encore des couvre-théières...
   –  Et leur... ?
   Pudique, il m'imposa silence. Puis, plissant d'un air farceur ses petits yeux :
   - Ça ? Je le naturalise en lui gardant sa souplesse... pour les capitaines au long cours...
   Exaspéré, je perdis toute mesure, et, approchant mon visage du sien, je criai :
   - Et les trous du cul, en fais-tu quelque chose ?
   Il répliqua tranquillement :
   –  Des coupe-cigares...
   D'une claque sur la table, je fis trembler les verres et les petites cuillers où le sucre fondait.
   –  Enfin, sacrebleu, tes quarante-cinq mille pauvres... si mal nourris qu'ils soient, ils font bien... chaque jour ou à peu près ... quelque chose que... que tu n'utilises pas, j'imagine...
Il eut une explosion de joie triomphante :
   – Mais si...
   –  Comment ? Vous avez des clients pour cela aussi ?
   –  Non, pas des clients... Un seul, et qui prend tout...
   Il mit un doigt sur sa bouche, pour me recommander la discrétion, et me confia, penché par-dessus son absinthe :
   –  M. Bonnat . "

 

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