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samedi, 18 août 2012

"Le tapis c'est l'âme de l'appartement..."

Edgar Allan Poe

Extrait de
Philosophie de l'ameublement


motifs.pngLa question des tapis est mieux comprise depuis ces derniers temps que dans les anciens jours ; mais nous commettons souvent des erreurs dans le choix de leurs dessins et de leurs couleurs. Le tapis, c’est l’âme de l’appartement. C’est du tapis que doivent être déduites non-seulement les couleurs, mais aussi les formes de tous les objets qui reposent dessus. Il est permis à un juge en droit coutumier d’être un homme ordinaire ; un bon juge en tapis doit être un homme de génie. Cependant nous avons entendu discuter de tapis, avec l’air d’un mouton qui rêve, maint gaillard absolument incapable d’arranger lui-même ses favoris. Chacun sait qu’un grand tapis peut être revêtu de grands dessins, et qu’un petit doit être couvert de petits ; — mais ce n’est pas là, bien entendu, le fin fond de la doctrine. En ce qui regarde le tissu, le tapis de Saxe est le seul admissible. Le tapis de Bruxelles est le passé-plus-que-parfait du style et celui de Turquie est le goût dans sa définitive agonie. Relativement aux dessins, un tapis ne doit pas être barbouillé, enjolivé comme un Indien Riccaree, — tout en craie rouge, ocre jaune et plumes de coq. Pour être bref, des fonds visibles avec des dessins éclatants, circulaires ou cycloïdes, mais sans aucune signification, sont, dans le cas en question, des lois inviolables. L’abomination des fleurs ou des images d’objets familiers de toute sorte devrait être exclue des limites de la chrétienté. En somme, qu’il s’agisse de tapis, de rideaux, de tapisseries ou d’étoffes pour divans, tout article de ce genre doit être orné d’une manière strictement arabesque. Quant à ces anciens tapis qu’on trouve encore de temps à autre dans les habitations du vulgaire, ces tapis où s’étalent et rayonnent d’énormes dessins, séparés par des bandes et brillant de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, à travers lesquelles il est impossible de distinguer un fond quelconque, ils ne sont qu’une méchante invention d’une race de complaisants du siècle et d’amoureux passionnés de l’argent, enfants de Baal et adorateurs de Mammon, — espèces de Benthams, qui, pour épargner la pensée et économiser l’imagination, ont d’abord inventé le barbare kaléidoscope, et puis ont établi des compagnies à fonds communs pour le faire tourner à la vapeur.

Edgar Allan Poe - Histoires grotesques et sérieuses
Traduction par Charles Baudelaire. Michel Lévy frères, 1871 (pp. 319-333).