Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

dimanche, 15 juin 2014

Anecdotes de la guerre

Mercredi 1er juin.— Le baron Larrey contait, ce soir, un épisode de Solférino. Il était à cheval, aux côtés de l’empereur, sur une éminence, au moment où la canonnade était effroyable, quand tout à coup, l’empereur lui dit : « Larrey, votre cheval est tué. » Il descendait, et voyait à son cheval, un grand trou au poitrail, d’où jaillissait une fontaine de sang. Ma foi, en sa qualité de chirurgien, il demandait une alène, de la grosse ficelle, et le recousait sur place, puis, le faisait reconduire à l’ambulance entre deux chevaux qui le soutenaient. Et le pansant et le soignant comme un soldat blessé, il le sauvait, et le bulletin de la santé du cheval devenait un sujet de conversation pendant toute la campagne, et même lors de l’entrevue de Villafranca. Enfin, complètement rétabli, le cheval était placé dans les écuries de l’impératrice.
Yvon,— c’était convenu,— devait représenter l’épisode dans la bataille de Solférino, mais le général Fleury s’y opposait, prétextant que la blessure du cheval déplaçait l’intérêt, le retirait de dessus la tête de l’empereur.

Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire Année 1861.

 *

3 juillet. — Un récit de guerre. Le capitaine de vaisseau Bourbonne contait, hier, que dans une batterie de Sébastopol, un canon ayant une roue qui tournait mal, par suite du recul de la pièce à chaque tir, il avait commandé à un soldat de marine qui desservait la pièce, de graisser la roue. Il n’y avait pas de graisse là, il fallait en aller chercher. Le soldat de marine, sans dire un mot, s’empara d’une hache, fendit le crâne d’un mort encore chaud, prit sa cervelle dans ses mains, et plaqua simplement la cervelle du mort sur le moyeu de la roue.

Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire — Edmond de Goncourt — Année 1870

mercredi, 29 mai 2013

Épisode de la campagne de Russie

Charlet_campagne-russie.jpg

Épisode de la campagne de Russie

Nicolas-Toussaint Charlet (Paris, 1792 – Paris, 1845)

Réalisé plus de vingt ans après l’événement historique, le tableau est présenté au Salon de Paris de 1836. L'époque connaît un renouveau du  culte autour de Napoléon Ier ( en 1840 ses cendres seront inhumées aux Invalides). Charlet, bonapartiste convaincu, entretient le souvenir de l'Empereur et prépare à sa manière l'avènement de Napoléon III.

 

 Alfred de Musset  

La Retraite de Russie, de M. Charlet, est un ouvrage de la plus haute portée. Il l’a intitulé épisode, et c’est une grande modestie ; c’est tout un poème. En le voyant, on est d’abord frappé d’une horreur vague et inquiète. Que représente donc ce tableau ? Est-ce la Bérésina, est-ce la retraite de Ney ? Où est le groupe de l’état-major ? Où est le point qui attire les yeux, et qu’on est habitué à trouver dans les batailles de nos musées ? Où sont les chevaux, les panaches, les capitaines, les maréchaux ? Rien de tout cela ; c’est la grande armée, c’est le soldat, ou plutôt c’est l’homme ; c’est la misère humaine toute seule, sous un ciel brumeux, sur un sol de glace, sans guide, sans chef, sans distinction. C’est le désespoir dans le désert. Où est l’Empereur ? Il est parti ; au loin, là-bas, à l’horizon, dans ces tourbillons effroyables, sa voiture roule peut-être sur des monceaux de cadavres, emportant sa fortune trahie ; mais on n’en voit pas même la poussière. Cependant cent mille malheureux marchent d’un pas égal, tête baissée, et la mort dans l’ame. Celui-ci s’arrête, las de souffrir ; il se couche et s’endort pour toujours. Celui-là se dresse comme un spectre et tend les bras en suppliant : « Sauvez-moi, s’écrie-t-il, ne m’abandonnez pas ! » Mais la foule passe, et il va retomber. Les corbeaux voltigent sur la neige, pleine de formes humaines. Les cieux ruissellent, et, chargés de frimas, semblent s’affaisser sur la terre. Quelques soldats ont trouvé des brigands qui dépouillent les morts ; ils les fusillent. Mais de ces scènes partielles pas une n’attire et ne distrait. Partout où le regard se promène, il ne trouve qu’horreur, mais horreur sans laideur, comme sans exagération. Hors la Méduse de Géricault et le Déluge du Poussin, je ne connais point de tableau qui produise une impression pareille, non que je compare ces ouvrages, différens de forme et de procédé ; mais la pensée en est la même, et (l’exécution à part) plus forte peut-être dans M. Charlet. Il est un des premiers qui ait peint le peuple, et il faut convenir que ses spirituelles caricatures, tout amusantes qu’elles sont, n’annonçaient pas ce coup d’essai. Je le loue avec d’autant plus de confiance, que je ne crois pas que la louange puisse lui faire du tort et le gâter ; je n’en veux d’autre preuve que la vigueur et la simplicité de sa touche. Avec quel plaisir, en examinant sa toile, j’ai trouvé dans les premiers plans des coups de pinceau presque grossiers l Comme ces sapins sont faits largement ! De près, on croit voir une ébauche ; mais dès qu’on recule, ils sortent du tableau. D’ailleurs, nulle préoccupation ; aucun modèle n’a pu servir, ni à la conception de l’ouvrage, ni à l’effet, ni à l’arrangement. C’est bien une œuvre de ce temps-ci, claire, hardie et originale. Il me semble voir une page d’un poème épique écrit par Béranger.

> Alfred de Musset - Le salon de 1836Revue des Deux Mondes T.6, 1836


Eugène Delacroix

Qui ne se rappelle cette admirable Retraite de Russie, qui a été sa production la plus éclatante dans ce genre ? La conception de ce tableau est vraiment effrayante ; le cœur se serre devant cette immense solitude marquée ça et là par des formes humaines ensevelies sous la neige, sinistres jalons de cette marche désolée. Charlet l’intitule modestement Épisode. Ce n’est pas un épisode, c’est un poème tout entier ; ce n’est ni la retraite de Ney, ni la Bérésina ; ce n’est ni Murat, ni Eugène, ni Napoléon lui-même, déjà disparu de ce lugubre théâtre, emportant sa part de l’horrible désespoir qui précipite ces cent mille malheureux : c’est l’armée d’Austerlitz et d’Iéna, devenue une horde hideuse, sans lois, sans discipline, sans autre lien que le malheur commun. Dans cette toile semée de détails poignans, rien ne distrait l’esprit de la puissante unité de la conception, et l’exécution en est pleine de nerf et de vérité malgré ces tâtonnemens dont nous avons parlé. Ce qui conserve aux tableaux de Charlet autant de franchise qu’à ses autres œuvres, c’est qu’au lieu de retoucher des morceaux séparés ou de les compléter, il aimait mieux recommencer entièrement de grandes parties, et retrouvait ainsi pour finir tout l’entrain qu’il avait apporté en commençant.

> Eugène Delacroix. Peintres contemporains. — Charlet.  Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 37, 1862 (pp. 234-242).