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mardi, 12 février 2013

Les dîneurs en ville

Quelques gens d'une fortune aisée donnent ordinairement à dîner deux ou trois fois par semaine à leurs amis et à leurs simples connaissances : une fois invité, vous l' êtes pour toujours.

Avoir une table à Paris est un objet dispendieux ; mais ce n' est que dans la capitale que tel homme peut subsister sans fortune, sans métier et sans talents. Ce n' est point là un citoyen fort recommandable, je l' avoue ; mais enfin, il faut que tout homme vive. Eh ! Qui donnera à manger à celui qui a bon appétit, si ce n' est le riche ? Dix-huit à vingt mille hommes dînent régulièrement le lundi chez le marchand, le mardi chez l' homme de robe, et progressivement ls achèvent la semaine, en montant d' étage en étage.

Le vendredi ils se rendent de préférence chez l' amateur de marée, et jamais ils ne se trompent sur le menu. Dans cette classe sont les agréables et les beaux parleurs, les  musiciens, les peintres, les abbés, les célibataires, etc. Ils ont vu tous les états, et sont au fait d' une infinité de caractères : ces gens-là ne savent ni le prix du pain, ni celui de la viande : les variations des combustibles leur sont parfaitement étrangères : ils ne paient que le porteur d' eau ; ils sortent de chez eux poudrés, frisés, à deux heures précises, et vont s' asseoir à des tables délicates, ayant pour passeport quelques historiettes, une pour chaque maison, et la gazette de la veille.

 Ils savent tirer un parti abondant du service, tandis que les provinciaux, les novices maladroits, n' ont pas l' esprit de faire bonne chère ; car c' est un art que de savoir goûter de tous les plats, à l' aide de quelques signes.

Le soir ils se rendent chez une vieille dévote, chez un goutteux, un bénéficier ; ils y font collation, et n'ont qu' à changer un peu de langage, selon l' esprit des personnages, et répéter les nouvelles qu' ils ont apprises le matin. Ainsi, sans rentes, sans emploi, sans patrimoine, avec un habit dû encore au tailleur, et payant de mois en mois un loyer modique, ils trouvent de quoi vivre, et vivre en assez bonne compagnie. Une aptitude à retenir les noms des personnes, quelque usage du monde, beaucoup de souplesse dans les manières leur suffit pour entretenir la conversation ; et l' on ne dirait jamais, à les voir le front épanoui, le visage tranquille, qu' ils n' auraient pas dîné, sans la généreuse complaisance de leur hôte.

Je les compare aux oiseaux du ciel, qui prennent leur part de la récolte universelle, et qui ne paraissent pas la diminuer. Selon moi, rien de si honorable pour les riches que de donner à manger à ceux qui se présentent à leur table ; et de toutes les manières de faire usage de ses richesses, c' est sans contredit la plus agréable pour le grand nombre. Chacun en profite également ; et puisque les riches aiment l' ostentation, ils se satisfont en satisfaisant les autres.

S' ils établissaient une table économique et sans apprêt, où il n' y eût ni luxe, ni orgueil, ayant l' honnête nécessaire, et rien au-dessus ; cela vaudrait mieux encore, et ils seraient dans le cas de renouveler plus souvent leur complaisance, ou de multiplier les couverts.(...)

 

Louis-SébastienMercier ( 1740-1814.)

Tableau de Paris. Chapitre 56, Les dîneurs en ville. 

vendredi, 21 décembre 2012

Fabricant d'asticots

asticot-fancais-blanc-groupe.jpg« Que fait M. Salin? demanda M...

— Oh! il n'est pas au bureau de l'assistance publique! (Être au bureau est une honte pour un tyomme, dans ces quartiers de travailleurs.) C'est un homme qui gagriejoliment sa vie : il est Fabricant D'asticots.

Nous avouons que.. nous ne nous y attendions pas. Cette industrie nous parut exorbitante. Le fabricant d'astjcots dépassait de cent coudées notre imagination. Nous craignions de n'avoir pas-bien entendu, mais certainement nous ne comprenions pas. Il nous fallait une explication.

« Fabricant d'asticots! dis-je avec surprise.

— Mais oui... Vous savez bien ces petits vers qui servent à pêcher.

— Je sais. Mais comment les fabriquent-il ?

— Ah voilà! Ce n'est peut-être pas très propre, cet état-là, mais on y gagne sa vie. Il y a à Paris plus de deux mille pêcheurs à la ligne, beaucoup de gamins et pas mal de bons bourgeois établis ou retirés des affaires. Le père Salin a fait connaissance avec ceux-ci sur le bord de l'eau. Il leur fait des asticots pour amorcer toute l'année. Pour cela il a loué tout le haut de la maison, un ancien pigeonnier. Il y met macérer des charognes de chiens et de chats que lui fournissent les chiffonniers. Quand c'est en putréfaction, les vers s'y mettent; le père Salin les recueille dans des boites de fer-blanc qu'on nomme calottées, et il les vend jusqu'à quarante sous la calottée. Vous voyez que ce n'est pas bien malin à fabriquer. Mais dame! il faut un fier odorat pour faire ce métier-là! Tout le monde ne le pourrait pas. Aussi ses journées sont-elles très bonnes au commencement de la saison : il ne gagne jamais moins de dix à quinze francs par jour, et tout le reste de l'année sept à huit francs. Mais ça n'a pas d'ordre, ça aime trop à lever le coude (boire).

— Cependant, lorsque les eaux sont hautes, on ne pêche guère; il doit souvent chômer pendant l'hiver?

— Au contraire, c'est son meilleur temps, parce que alors il élève des vers pour les rossignols, ce qui est un excellent métier, dont il a presque le monopole. C'est propre, c'est facile, cela rapporte beaucoup. Il suffit de prendre de la recoupe (petit son), qu'on mêle avec de la farine et de vieux morceaux de bouchons ; on les laisse couver dans de vieux bas de laine, et les asticots rouges naissent tout seuls. Cela se vend dix sous le cent. Généralement les amateurs de rossignols sont de vieilles femmes riches et des bourgeois qui ont des métiers tranquilles : les bouquinistes, les relieurs, les tailleurs à façon. Tous ces gens-là paient bien et comptant: il suffit donc d'avoir une dizaine de pratiques possédant chacune trois ou quatre oiseaux pour vivre bien à son aise et payer une femme de ménage. S'il n'aimait pas tant la boisson, le père Salin pourrait être propriétaire tout comme un autre ; mais il mourra à l'hôpital, il est trop artiste. »


Paris anecdote, Alexandre Privat d'Anglemont