samedi, 25 août 2012
Langouste
« Paul-Jean Toulet conservait dans une assez grande boîte de laque rouge toute une collection de cartes-postales et, parmi elles, quelques lettres, qu'au cours de quinze années il s'était adressées à lui-même. Ce n 'était là, dans sa pensée, qu'une originale manière de prendre mes notes, de continuer ce journal qu'à l'île Maurice autrefois il avait tenu assez régulièrement. Un jour que je feuilletais ces cartons devant lui et que je manifestais le désir d'en publier des extraits, il me répondit simplement : " Oui, cela pourra faire un petit illustré, amusant plus tard. " »
Hubert Juin
Saint-Loubès, 26 août 1906.
Vous n'aimez pas la langouste, mon cher ami, soit dit pour la postérité. Vous aimiez moins encore la Corse aux imminents appas, aux gras cheveux, qu'on rencontrait dans ce cercle mixte de l'avenue Victor-Hugo, vous savez bien.
Vous veniez de vous mettre à table, en retard, quand elle vint elle-même, et, voyant la compagnie entière occupée de ce crustacé, elle marqua, d'une voix blindée, sa joie d'en manger aussi, tout à l'heure. Mais un des garçons ayant averti l'autre, en allemand, qu'il n'en restait pas, vous prîtes le dernier morceau : il était énorme.
Ah! quelle scène ce fut lorsqu'elle connut sa disette. Quels regards de coléreuse envie elle faisait choir sur ce bloc que vous dépiautiez.
- Quoi, Madame, vous aimez la langouste. Moi qui ne peut pas la souffrir justement.
- Et alors pourquoi en prenez-vous?
- Je ne sais pas, avouâtes-vous d'un air de contrainte tristesse, en repoussant non sans dégoût votre assiette, où il restait de quoi nourrir la ville de Bastia
Toulet
C'était une rogommeuse, grosse femme du nom de. V... qui prétendait avoir couché avec Rouvier.. Oui, mais quand ?
Paul-Jean Toulet, Lettres à soi-même
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mardi, 21 août 2012
Main de gloire
Disant cela, le bohémien tira de sa poche son livre d’Albert le Grand, et, à la clarté de la lanterne qu’il avait apportée, il lut le paragraphe qui suit : Moyen héroïque dont se servent les scélérats pour s’introduire dans les maisons. « On prend la main coupée d’un pendu, qu’il faut lui avoir achetée avant la mort, on la plonge, en ayant soin de la tenir presque fermée, dans un vase de cuivre contenant du zimac et du salpêtre, avec de la graisse de spondillis. On expose le vase à un feu clair de fougère et de verveine, de sorte que la main s’y trouve, au bout d’un quart d’heure, parfaitement desséchée et propre à se conserver longtemps. Puis, ayant composé une chandelle avec de la graisse de veau marin et du sésame de Laponie, on se sert de la main comme d’un martinet pour y tenir cette chandelle allumée ; et, par tous les lieux où l’on va, la portant devant soi, les barres tombent, les serrures s’ouvrent, et toutes les personnes que l’on rencontre demeurent immobiles. « Cette main ainsi préparée reçoit le nom de main de gloire. »
― Quelle belle invention ! s’écria Eustache Bouteroue.
Gérard de Nerval
La Main enchantée
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samedi, 18 août 2012
"Le tapis c'est l'âme de l'appartement..."
Edgar Allan Poe
Extrait de
Philosophie de l'ameublement
La question des tapis est mieux comprise depuis ces derniers temps que dans les anciens jours ; mais nous commettons souvent des erreurs dans le choix de leurs dessins et de leurs couleurs. Le tapis, c’est l’âme de l’appartement. C’est du tapis que doivent être déduites non-seulement les couleurs, mais aussi les formes de tous les objets qui reposent dessus. Il est permis à un juge en droit coutumier d’être un homme ordinaire ; un bon juge en tapis doit être un homme de génie. Cependant nous avons entendu discuter de tapis, avec l’air d’un mouton qui rêve, maint gaillard absolument incapable d’arranger lui-même ses favoris. Chacun sait qu’un grand tapis peut être revêtu de grands dessins, et qu’un petit doit être couvert de petits ; — mais ce n’est pas là, bien entendu, le fin fond de la doctrine. En ce qui regarde le tissu, le tapis de Saxe est le seul admissible. Le tapis de Bruxelles est le passé-plus-que-parfait du style et celui de Turquie est le goût dans sa définitive agonie. Relativement aux dessins, un tapis ne doit pas être barbouillé, enjolivé comme un Indien Riccaree, — tout en craie rouge, ocre jaune et plumes de coq. Pour être bref, des fonds visibles avec des dessins éclatants, circulaires ou cycloïdes, mais sans aucune signification, sont, dans le cas en question, des lois inviolables. L’abomination des fleurs ou des images d’objets familiers de toute sorte devrait être exclue des limites de la chrétienté. En somme, qu’il s’agisse de tapis, de rideaux, de tapisseries ou d’étoffes pour divans, tout article de ce genre doit être orné d’une manière strictement arabesque. Quant à ces anciens tapis qu’on trouve encore de temps à autre dans les habitations du vulgaire, ces tapis où s’étalent et rayonnent d’énormes dessins, séparés par des bandes et brillant de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, à travers lesquelles il est impossible de distinguer un fond quelconque, ils ne sont qu’une méchante invention d’une race de complaisants du siècle et d’amoureux passionnés de l’argent, enfants de Baal et adorateurs de Mammon, — espèces de Benthams, qui, pour épargner la pensée et économiser l’imagination, ont d’abord inventé le barbare kaléidoscope, et puis ont établi des compagnies à fonds communs pour le faire tourner à la vapeur.
Edgar Allan Poe - Histoires grotesques et sérieuses
Traduction par Charles Baudelaire. Michel Lévy frères, 1871 (pp. 319-333).
14:58 Publié dans / Poe | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : edgar allan poe, philosophie de l'ameublement, histoires grotesques et sérieuses, tapis, motifs géométriques, ameublement
mardi, 07 août 2012
Bibliophile et bibliomane
L'amateur de livres
par Charles Nodier
« Le bibliophile sait choisir les livres ; le bibliomane les entasse. Le bibliophile joint le livre au livre, après l'avoir soumis à toutes les investigations de ses sens et d.e son intelligence ; le bibliomane culasse les livres les uns sur les autres sans les regarder. Le bibliophile apprécie le livre, le bibliomane le pèse ou le mesure. Le bibliophile procède avec une loupe, et le bibliomane avec une toise. J'en connais certains qui supputent les enrichissements de leur bibliothèque par mètres carrés. L'innocente et délicieuse fièvre du bibliophile est, dans le bibliomane, une maladie aiguë poussée au délire. Parvenue à ce degré fatal de paroxysme, elle n'a plus rien d'intelligent, et se confond avec toutes les manies. Je ne sais pas si les phrénologistes, qui ont découvert tant de sottises, ont découvert jusqu'ici dans l'enveloppe osseuse de notre pauvre cervelle l'instinct de collectivité, si développé dans plusieurs pauvres diables de ma connaissance. J'en ai vu un, dans ma jeunesse, qui faisait collection de bouchons de liège, anecdotiques ou historiques, et qui les avait rangés par ordre, dans son immense galetas, sous des étiquettes instructives, avec indication de l'époque plus ou moins solennelle où ils avaient été extraits de la bouteille; exemplum ut: « M. LE MAIRE, CHAMPAGNE MOUSSEUX DE PREMIÈRE QUALITÉ; NAISSANCE DE SA MAJESTÉ LE ROI DE ROME. »
Le bibliomane doit avoir à peu près la même protubérance. Du sublime au ridicule, il n'y a qu'un pas. Du bibliophile au bibliomane, il n'y a qu'une crise. Le bibliophile devient souvent bibliomane, quand son esprit décroit ou quand sa fortune s'augmente, deux graves inconvénients auxquels les plus honnêtes gens sont exposés : mais le premier est bien plus commun que l'autre. »
L'amateur de Livres
Les Français peints par eux-mêmes -
Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. T1
Paris : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.
15:44 Publié dans / Nodier, > Les Français peints par eux-mêmes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bibliophile, bibliomane, portraits, amateur, livre, charles nodier, balzac