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mardi, 29 août 2006

Recueil des Récits de Rêve : RRR

En marge de la mémoire, un Recueil des Récits de Rêve littéraires par Guy Laflèche, de l’Université de Montréal

Les auteurs
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Les oeuvres
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La chronologie
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Noix (coque)

Sous certaines, une coque de noix peut se métamorphoser en bâteau ou en coffre rempli d'or. Il faut pour cela avoir bon coeur et, sous la main, une fée.

Lire Jean des merveilles, par Paul Sébillot sur le site brindilles.net

Et sur les objets, bons ou mauvais,vecteurs de merveilleux, le dossier de La Bnf sur les contes de fées

Adresse du dossier : http://expositions.bnf.fr/contes/
Adresse du site : http://expositions.bnf.fr/

lundi, 28 août 2006

La Cafetière

Premier conte fantastique de Théophile Gautier, publié le 4 mai 1831 par le Cabinet de lecture

"Ensuite une cafetière se jeta en bas d'une table où elle était posée, et se dirigea, clopin-clopant, vers le foyer, où elle se plaça entre les tisons..."


J'ai vu sous de sombres voiles
Onze étoiles,
La lune, aussi le soleil,
Me faisant la révérence,
En silence,
Tout le long de mon sommeil.
La Vision de Joseph.

I

L'année dernière, je fus invité, ainsi que deux de mes camarades d'atelier, Arrigo Cohic et Pedrino Borgnioli, à passer quelques jours dans une terre au fond de la Normandie.
Le temps, qui, à notre départ, promettait d'être superbe, s'avisa de changer tout à coup, et il tomba tant de pluie, que les chemins creux où nous marchions étaient comme le lit d'un torrent.
Nous enfoncions dans la bourbe jusqu'aux genoux, une couche épaisse de terre grasse s'était attachée aux semelles de nos bottes, et par sa pesanteur ralentissait tellement nos pas, que nous n'arrivâmes au lieu de notre destination qu'une heure après le coucher du soleil.
Nous étions harassés ; aussi, notre hôte, voyant les efforts que nous faisions pour comprimer nos bâillements et tenir les yeux ouverts, aussitôt que nous eûmes soupe, nous fit conduire chacun dans notre chambre.
La mienne était vaste ; je sentis, en y entrant, comme un frisson de fièvre, car il me sembla que j'entrais dans un monde nouveau.
En effet, l'on aurait pu se croire au temps de la Régence, à voir les dessus de porte de Boucher représentant les quatre Saisons, les meubles surchargés d'ornements de rocaille du plus mauvais goût, et les trumeaux des glaces sculptés lourdement.
Rien n'était dérangé. La toilette couverte de boîtes à peignes, de houppes à poudrer, paraissait avoir servi la veille. Deux ou trois robes de couleurs changeantes, un éventail semé de paillettes d'argent, jonchaient le parquet bien ciré, et, à mon grand étonnement, une tabatière d'écaille ouverte sur la cheminée était pleine de tabac encore frais.
Je ne remarquai ces choses qu'après que le domestique, déposant son bougeoir sur la table de nuit, m'eut souhaité un bon somme, et, je l'avoue, je commençai à trembler comme la feuille. Je me déshabillai promptement, je me couchai, et, pour en finir avec ces sottes frayeurs, je fermai bientôt les yeux en me tournant du côté de la muraille.
Mais il me fut impossible de rester dans cette position : le lit s'agitait sous moi comme une vague, mes paupières se retiraient violemment en arrière. Force me fut de me retourner et de voir.
Le feu qui flambait jetait des reflets rougeâtres dans l'appartement, de sorte qu'on pouvait sans peine distinguer les personnages de la tapisserie et les figures des portraits enfumés pendus à la muraille.
C'étaient les aïeux de notre hôte, des chevaliers bardés de fer, des conseillers en perruque, et de belles dames au visage fardé et aux cheveux poudrés à blanc, tenant une rose à la main.
Tout à coup le feu prit un étrange degré d'activité ; une lueur blafarde illumina la chambre, et je vis clairement que ce que j'avais pris pour de vaines peintures était la réalité ; car les prunelles de ces êtres encadrés remuaient, scintillaient d'une façon singulière ; leurs lèvres s'ouvraient et se fermaient comme des lèvres de gens qui parlent, mais je n'entendais rien que le tic-tac de la pendule et le sifflement de la bise d'automne.
Une terreur insurmontable s'empara de moi, mes cheveux se hérissèrent sur mon front, mes dents s'entre-choquèrent à se briser, une sueur froide inonda tout mon corps.
La pendule sonna onze heures. Le vibrement du dernier coup retentit longtemps, et, lorsqu'il fut éteint tout à fait...
Oh ! non, je n'ose pas dire ce qui arriva, personne ne me croirait, et l'on me prendrait pour un fou.
Les bougies s'allumèrent toutes seules; le soufflet, sans qu'aucun être visible lui imprimât le mouvement, se prit à souffler le feu, en râlant comme un vieillard asthmatique, pendant que les pincettes fourgonnaient dans les tisons et que la pelle relevait les cendres.
Ensuite une cafetière se jeta en bas d'une table où elle était posée, et se dirigea, clopin-clopant, vers le foyer, où elle se plaça entre les tisons.
Quelques instants après, les fauteuils commencèrent à s'ébranler, et, agitant leurs pieds tortillés d'une manière surprenante, vinrent se ranger autour de la cheminée.

II

Je ne savais que penser de ce que je voyais ; mais ce qui me restait à voir était encore bien plus extraordinaire.
Un des portraits, le plus ancien de tous, celui d'un gros joufflu à barbe grise, ressemblant, à s'y méprendre, à l'idée que je me suis faite du vieux sir John Falstaff, sortît, en grimaçant, la tête de son cadre, et, après de grands efforts, ayant fait passer ses épaules et son ventre rebondi entre les ais étroits de la bordure, sauta lourdement par terre.
Il n'eut pas plutôt pris haleine, qu'il tira de la poche de son pourpoint une clef d'une petitesse remarquable ; il souffla dedans pour s'assurer si la forure était bien nette, et il l'appliqua à tous les cadres les uns après les autres.
Et tous les cadres s'élargirent de façon à laisser passer aisément les figures qu'ils renfermaient.
Petits abbés poupins, douairières sèches et jaunes, magistrats à l'air grave ensevelis dans de grandes robes noires, petits-maîtres en bas de soie, en culotte de prunelle, la pointé de l'épée en haut, tous ces personnages présentaient un spectacle si bizarre, que, malgré ma frayeur, je ne pus m'empêcher de rire.
Ces dignes personnages s'assirent ; la cafetière sauta légèrement sur la table. Ils prirent le café dans des tasses du Japon blanches et bleues, qui accoururent spontanément de dessus un secrétaire, chacune d'elles munie d'un morceau de sucre et d'une petite cuiller d'argent.
Quand le café fut pris, tasses, cafetières et cuillers disparurent à la fois, et la conversation commença, certes la plus curieuse que j'aie jamais ouïe, car aucun de ces étranges causeurs ne regardait l'autre en parlant : ils avaient tous les yeux fixés sur la pendule.
Je ne pouvais moi-même en détourner mes regards et m'empêcher de suivre l'aiguille, qui marchait vers minuit à pas imperceptibles.
Enfin, minuit sonna ; une voix, dont le timbre était exactement celui de la pendule, se fit entendre et dit :
— Voici l'heure, il faut danser.
Toute l'assemblée se leva. Les fauteuils se reculèrent de leur propre mouvement ; alors, chaque cavalier prit la main d'une dame, et la même voix dit :
— Allons, messieurs de l'orchestre, commencez !
J'ai oublié de dire que le sujet de la tapisserie était un concerto italien d'un côté, et de l'autre une chasse au cerf où plusieurs valets donnaient du cor. Les piqueurs et les musiciens, qui, jusque-là, n'avaient fait aucun geste, inclinèrent, la tête en signé d'adhésion.
Le maestro leva sa baguette, et une harmonie vive et dansante s'élança des deux bouts de la salle. On dansa d'abord le menuet.
Mais les notes rapides de la partition exécutée par les musiciens s'accordaient mal avec ces graves révérences : aussi chaque couple de danseurs, au bout de quelques minutes, se mit à pirouetter comme une toupie d'Allemagne. Les robes de soie des femmes, froissées dans ce tourbillon dansant, rendaient des sons d'une nature particulière; on aurait dit le bruit d'ailes d'un vol de pigeons. Le vent qui s'engouffrait par-dessous les gonflait prodigieusement, de sorte qu'elles avaient l'air de cloches en branle.
L'archet des virtuoses passait si rapidement sur les cordes, qu'il en jaillissait des étincelles électriques. Les doigts des flûteurs se haussaient et se baissaient comme s'ils eussent été de vif-argent ; les joues des piqueurs étaient enflées comme des ballons, et tout cela formait un déluge de notes et de trilles si pressés et de gammes ascendantes et descendantes si entortillées, si inconcevables, que les démons eux-mêmes n'auraient pu deux minutes suivre une pareille mesure.
Aussi, c'était pitié de voir tous les efforts de ces danseurs pour rattraper la cadence. Ils sautaient, cabriolaient, faisaient des ronds de jambe, des jetés battus et des entrechats de trois pieds de haut, tant que la sueur, leur coulant du front sur les yeux, leur emportait les mouches et le fard. Mais ils avaient beau faire, l'orchestre les devançait toujours de trois ou quatre notes.
La pendule sonna une heure ; ils s'arrêtèrent. Je vis quelque chose qui m'était échappé : une femme qui ne dansait pas.
Elle était assise dans une bergère au coin de la cheminée, et ne paraissait pas le moins du monde prendre part à ce qui se passait autour d'elle.
Jamais, même en rêve, rien, d'aussi parfait ne s'était présenté à mes yeux ; une peau d'une blancheur éblouissante, des cheveux d'un blond, cendré, de longs cils et des prunelles bleues, si claires et si transparentes, que je voyais son âme à travers aussi distinctement qu'un caillou au fond d'un ruisseau.
Et je sentis que, si jamais il m'arrivait d'aimer quelqu'un, ce serait elle. Je me précipitai hors du lit, d'où jusque-là je n'avais pu bouger, et je me dirigeai vers elle, conduit par quelque chose qui agissait en moi sans que je pusse m'en rendre compte ; et je me trouvai à ses genoux, une de ses mains dans les miennes, causant avec elle comme si je l'eusse connue depuis vingt ans.
Mais, par un prodige bien étrange, tout en lui parlant, je marquais d'une oscillation de tête la musique qui n'avait pas cessé de jouer ; et, quoique je fusse au comble du bonheur d'entretenir une aussi belle personne, les pieds me brûlaient de danser avec elle.
Cependant je n'osais lui en faire la proposition. Il paraît qu'elle comprit ce que je voulais, car, levant vers le cadran de l'horloge la main que je ne tenais pas :
— Quand l'aiguille sera là, nous verrons, mon cher Théodore.
Je ne sais comment cela se fit, je ne fus nullement surpris de m'entendre ainsi appeler par mon nom, et nous continuâmes à causer. Enfin, l'heure indiquée sonna, la voix au timbre d'argent vibra encore dans la chambre et dit :
— Angéla, vous pouvez danser avec monsieur, si cela vous fait plaisir, mais vous savez ce qui en résultera.
— N'importe, répondit Angéla d'un ton boudeur. Et elle passa son bras d'ivoire autour de mon cou.
— Prestissimo ! cria la voix.
Et nous commençâmes à valser. Le sein de la jeune fille touchait ma poitrine, sa joue veloutée effleurait la mienne, et son haleine suave flottait sur ma bouche.
Jamais de la vie je n'avais éprouvé une pareille émotion ; mes nerfs tressaillaient comme des ressorts d'acier, mon sang coulait dans mes artères en torrent de lave, et j'entendais battre mon cœur comme une montre accrochée à mes oreilles.
Pourtant cet état n'avait rien de pénible. J'étais inondé d'une joie ineffable et j'aurais toujours voulu demeurer ainsi, et, chose remarquable, quoique l'orchestre eût triplé de vitesse, nous n'avions besoin de faire aucun effort pour le suivre.
Les assistants, émerveillés de notre agilité, criaient bravo, et frappaient de toutes leurs forces dans leurs mains, qui ne rendaient aucun son.
Angéla, qui jusqu'alors avait valsé avec une énergie et une justesse surprenantes, parut tout à coup se fatiguer ; elle pesait sur mon épaule comme si les jambes lui eussent manqué ; ses petits pieds, qui, une minute auparavant, effleuraient le plancher, ne s'en détachaient que lentement, comme s'ils eussent été chargés d'une masse de plomb.
— Angéla, vous êtes lasse, lui dis-je, reposons-nous.
— Je le veux bien, répondit-elle en s'essuyant le front avec son mouchoir. Mais, pendant que nous valsions, ils se sont tous assis ; il n'y a plus qu'un fauteuil, et nous sommes deux.
— Qu'est-ce que cela fait, mon bel ange ? Je vous prendrai sur mes genoux.

III

Sans faire la moindre objection, Angéla s'assit, m'entourant de ses bras comme d'une écharpe blanche, cachant sa tête dans mon sein pour se réchauffer un peu, car elle était devenue froide comme un marbre.
Je ne sais pas combien de temps nous restâmes dans cette position, car tous mes sens étaient absorbés dans la contemplation de cette mystérieuse, et fantastique créature.
Je n'avais plus aucune idée de l'heure ni du lieu ; le monde réel n'existait plus pour moi, et tous les liens qui m'y attachent étaient rompus ; mon âme, dégagée de sa prison de boue, nageait dans le vague et l'infini ; je comprenais ce que nul homme ne peut comprendre, les pensées d'Angéla se révélant à moi sans qu'elle eût besoin de parler ; car son âme brillait dans son corps comme une lampe d'albâtre, et les rayons partis de sa poitrine perçaient la mienne de part en part.
L'alouette chanta, une lueur pâle se joua sur les rideaux.
Aussitôt qu'Angéla l'aperçut, elle se leva précipitamment, me fit un geste d'adieu, et, après quelques pas, poussa un cri et tomba de sa hauteur.
Saisi d'effroi, je m'élançai pour la relever... Mon sang se fige rien que d'y penser : je ne trouvai rien que la cafetière brisée en mille morceaux.
A cette vue, persuadé que j'avais été le jouet de quelque illusion diabolique, une telle frayeur s'empara de moi, que je m'évanouis.

IV

Lorsque je repris connaissance, j'étais dans mon lit ; Arrigo Cohic et Pedrino Borgnioli se tenaient debout à mon chevet.
Aussitôt que j'eus ouvert les yeux, Arrigo s'écria : — Ah ! ce n'est pas dommage ! voilà bientôt une heure que je te frotte les tempes d'eau de Cologne. Que diable as-tu fait cette huit ? Ce matin, voyant que tu ne descendais pas, je suis entré dans ta chambre, et je t'ai trouvé tout du long étendu par terre, en habit à la française, serrant dans tes bras un morceau de porcelaine brisée, comme si c'eût été une jeune et jolie fille.
— Pardieu ! c'est l'habit de noce de mon grand-père, dit l'autre en soulevant une des basques de soie fond rose à ramages verts. Voilà les boutons de strass et de filigrane qu'il nous vantait tant. Théodore l'aura trouvé dans quelque coin et l'aura mis pour s'amuser. Mais à propos de quoi t'es-tu trouvé mal ? ajouta Borgnioli. Cela est bon pour une petite-maîtresse qui a des épaules blanches ; on la délace, on lui ôte ses colliers, son écharpe, et c'est une belle occasion de faire des minauderies.
— Ce n'est qu'une faiblesse qui m'a pris ; je suis sujet à cela, répondis-je sèchement.
Je me levai, je me dépouillai de mon ridicule accoutrement.
Et puis l'on déjeuna.
Mes trois camarades mangèrent beaucoup et burent encore plus ; moi, je ne mangeais presque pas, le souvenir de ce qui s'était passé me causait d'étranges distractions.
Le déjeuner fini, comme il pleuvait à verse, il n'y eut pas moyen de sortir ; chacun s'occupa comme il put. Borgnioli tambourina des marches guerrières sur les vitres ; Arrigo et l'hôte firent une partie de dames ; moi, je tirai de mon album un carré de vélin, et je me mis à dessiner.
Les linéaments presque imperceptibles tracés par mon crayon, sans que j'y eusse songé le moins du monde, se trouvèrent représenter avec la plus merveilleuse exactitude la cafetière qui avait joué un rôle si important dans les scènes de la nuit.
— C'est étonnant comme cette tête ressemble à ma sœur Angéla, dit l'hôte, qui, ayant terminé sa partie, me regardait travailler par-dessus mon épaule.
En effet, ce qui m'avait semblé tout à l'heure une cafetière était bien réellement le profil doux et mélancolique d'Angéla.
— De par tous les saints du paradis ! est-elle morte ou vivante ? m'écriai-je d'un ton de voix tremblant, comme si ma vie eût dépendu de sa réponse.
— Elle est morte, il y a deux ans, d'une fluxion de poitrine à la suite d'un bal.
— Hélas ! répondis-je douloureusement.
Et, retenant une larme qui était près de tomber, je replaçai le papier dans l'album.
Je venais de comprendre qu'il n'y avait plus pour moi de bonheur sur la terre !

Le Cabinet de Lecture, 4 mai 1831.

Sur le site http://www.fabellia.com

dimanche, 27 août 2006

Le pied de momie

Théohile Gauthier: nouvelle 1840.
Egalement sur http://www.mapageweb.umontreal.ca/lafleche/rrr/tgau1.html avec des notes et une bibliographie.

Chez un marchand de curiosités un homme achète le pied d'une momie égyptienne, celui d'une princesse, qu'il entend utiliser comme presse-papiers. La nuit venue, il fait un étrange rêve...

J’étais entré par désœuvrement chez un de ces marchands de curiosités dits marchands de bric-à-brac dans l’argot parisien, si parfaitement inintelligible pour le reste de la France.
Vous avez sans doute jeté l’œil, à travers le carreau, dans quelques-unes de ces boutiques devenues si nombreuses depuis qu’il est de mode d’acheter des meubles anciens, et que le moindre agent de change se croit obligé d’avoir sa chambre Moyen Age.
C’est quelque chose qui tient à la fois de la boutique du ferrailleur, du magasin du tapissier, du laboratoire de l’alchimiste et de l’atelier du peintre ; dans ces antres mystérieux où les volets filtrent un prudent demi-jour, ce qu’il y a de plus notoirement ancien, c’est la poussière ; les toiles d’araignées y sont plus authentiques que les guipures, et le vieux poirier y est plus jeune que l’acajou arrivé hier d’Amérique.
Le magasin de mon marchand de bric-à-brac était un véritable Capharnaüm ; tous les siècles et tous les pays semblaient s’y être donné rendez-vous ; une lampe étrusque de terre rouge posait sur une armoire de Boule, aux panneaux d’ébène sévèrement rayés de filaments de cuivre ; une duchesse du temps de Louis XV allongeait nonchalamment ses pieds de biche sous une épaisse table du règne de Louis XIII, aux lourdes spirales de bois de chêne, aux sculptures entremêlées de feuillages et de chimères.
Une armure damasquinée de Milan faisait miroiter dans un coin le ventre rubané de sa cuirasse ; des amours et des nymphes de biscuit, des magots de la Chine, des cornets de céladon et de craquelé, des tasses de Saxe et de vieux Sèvres encombraient les étagères et les encoignures.
Sur les tablettes denticulées des dressoirs, rayonnaient d’immenses plats du Japon, aux dessins rouges et bleus, relevés de hachures d’or, côte à côte avec des émaux de Bernard Palissy, représentant des couleuvres, des grenouilles et des lézards en relief.
Des armoires éventrées s’échappaient des cascades de lampas glacé d’argent, des flots de brocatelle criblée de grains lumineux par un oblique rayon de soleil ; des portraits de toutes les époques souriaient à travers leur vernis jaune dans des cadres plus ou moins fanés.
Le marchand me suivait avec précaution dans le tortueux passage pratiqué entre les piles de meubles, abattant de la main l’essor hasardeux des basques de mon habit, surveillant mes coudes avec l’attention inquiète de l’antiquaire et de l’usurier.
C’était une singulière figure que celle du marchand : un crâne immense, poli comme un genou, entouré d’une maigre auréole de cheveux blancs que faisait ressortir plus vivement le ton saumon-clair de la peau, lui donnait un faux air de bonhomie patriarcale, corrigée, du reste, par le scintillement de deux petits yeux jaunes qui tremblotaient dans leur orbite comme deux louis d’or sur du vif-argent. La courbure du nez avait une silhouette aquiline qui rappelait le type oriental ou juif. Ses mains, maigres, fluettes, veinées, pleines de nerfs en saillie comme les cordes d’un manche à violon, onglées de griffes semblables à celles qui terminent les ailes membraneuses des chauves-souris, avaient un mouvement d’oscillation sénile, inquiétant à voir ; mais ces mains agitées de tics fiévreux devenaient plus fermes que des tenailles d’acier ou des pinces de homard dès qu’elles soulevaient quelque objet précieux, une coupe d’onyx, un verre de Venise ou un plateau de cristal de Bohême ; ce vieux drôle avait un air si profondément rabbinique et cabalistique qu’on l’eût brûlé sur la mine, il y a trois siècles.

“Ne m’acheterez-vous rien aujourd’hui, monsieur ? Voilà un kriss malais dont la lame ondule comme une flamme ; regardez ces rainures pour égoutter le sang, ces dentelures pratiquées en sens inverse pour arracher les entrailles en retirant le poignard ; c’est une arme féroce, d’un beau caractère et qui ferait très bien dans votre trophée ; cette épée à deux mains est très belle, elle est de Josepe de la Hera, et cette cauchelimarde à coquille fenestrée, quel superbe travail !
 -  Non, j’ai assez d’armes et d’instruments de carnage ; je voudrais une figurine, un objet quelconque qui pût me servir de serre-papier, car je ne puis souffrir tous ces bronzes de pacotille que vendent les papetiers, et qu’on retrouve invariablement sur tous les bureaux.”
Le vieux gnome, furetant dans ses vieilleries, étala devant moi des bronzes antiques ou soi-disant tels, des morceaux de malachite, de petites idoles indoues ou chinoises, espèce de poussahs de jade, incarnation de Brahma ou de Wishnou merveilleusement propre à cet usage, assez peu divin, de tenir en place des journaux et des lettres.
J’hésitais entre un dragon de porcelaine tout constellé de verrues, la gueule ornée de crocs et de barbelures, et un petit fétiche mexicain fort abominable, représentant au naturel le dieu Witziliputzili, quand j’aperçus un pied charmant que je pris d’abord pour un fragment de Vénus antique.
Il avait ces belles teintes fauves et rousses qui donnent au bronze florentin cet aspect chaud et vivace, si préférable au ton vert-de-grisé des bronzes ordinaires qu’on prendrait volontiers pour des statues en putréfaction : des luisants satinés frissonnaient sur ses formes rondes et polies par les baisers amoureux de vingt siècles ; car ce devait être un airain de Corinthe, un ouvrage du meilleur temps, peut-être une fonte de Lysippe !
“Ce pied fera mon affaire”, dis-je au marchand, qui me regarda d’un air ironique et sournois en me tendant l’objet demandé pour que je pusse l’examiner plus à mon aise.
Je fus surpris de sa légèreté ; ce n’était pas un pied de métal, mais bien un pied de chair, un pied embaumé, un pied de momie : en regardant de près, l’on pouvait distinguer le grain de la peau et la gaufrure presque imperceptible imprimée par la trame des bandelettes. Les doigts étaient fins, délicats, terminés par des ongles parfaits, purs et transparents comme des agathes ; le pouce, un peu séparé, contrariait heureusement le plan des autres doigts à la manière antique, et lui donnait une attitude dégagée, une sveltesse de pied d’oiseau ; la plante, à peine rayée de quelques hachures invisibles, montrait qu’elle n’avait jamais touché la terre, et ne s’était trouvée en contact qu’avec les plus fines nattes de roseaux du Nil et les plus moelleux tapis de peaux de panthères.
“Ha ! ha ! vous voulez le pied de la princesse Hermonthis”, dit le marchand avec un ricanement étrange, en fixant sur moi ses yeux de hibou : ha ! ha ! ha ! pour un serre-papier ! idée originale, idée d’artiste ; qui aurait dit au vieux Pharaon que le pied de sa fille adorée servirait de serre-papier l’aurait bien surpris, lorsqu’il faisait creuser une montagne de granit pour y mettre le triple cercueil peint et doré, tout couvert d’hiéroglyphes avec de belles peintures du jugement des âmes, ajouta à demi-voix et comme se parlant à lui-même le petit marchand singulier.
  - Combien me vendrez-vous ce fragment de momie ?
 -  Ah ! le plus cher que je pourrai, car c’est un morceau superbe ; si j’avais le pendant, vous ne l’auriez pas à moins de cinq cents francs : la fille d’un Pharaon, rien n’est plus rare.
 -  Assurément cela n’est pas commun ; mais enfin combien en voulez-vous ? D’abord je vous avertis d’une chose, c’est que je ne possède pour trésor que cinq louis ; - j’achèterai tout ce qui coûtera cinq louis, mais rien de plus.
“Vous scruteriez les arrière-poches de mes gilets, et mes tiroirs les plus intimes, que vous n’y trouveriez pas seulement un misérable tigre à cinq griffes.
 -  Cinq louis le pied de la princesse Hermonthis, c’est bien peu, très peu en vérité, un pied authentique, dit le marchand en hochant la tête et en imprimant à ses prunelles un mouvement rotatoire.
“Allons, prenez-le, et je vous donne l’enveloppe par-dessus le marché, ajouta-t-il en le roulant dans un vieux lambeau de damas ; très beau, damas véritable, damas des Indes, qui n’a jamais été reteint ; c’est fort, c’est moelleux”, marmottait-il en promenant ses doigts sur le tissu éraillé par un reste d’habitude commerciale qui lui faisait vanter un objet de si peu de valeur qu’il le jugeait lui-même digne d’être donné.
Il coula les pièces d’or dans une espèce d’aumônière du Moyen Age pendant à sa ceinture, en répétant :
 -  “Le pied de la princesse Hermonthis servir de serre-papier !”
Puis, arrêtant sur moi ses prunelles phosphoriques, il me dit avec une voix stridente comme le miaulement d’un chat qui vient d’avaler une arête :
  - “Le vieux Pharaon ne sera pas content ; il aimait sa fille, ce cher homme.
 -  Vous en parlez comme si vous étiez son contemporain ; quoique vieux, vous ne remontez cependant pas aux pyramides d’Egypte”, lui répondis-je en riant du seuil de la boutique.
Je rentrai chez moi fort content de mon acquisition.
Pour la mettre tout de suite à profit, je posai le pied de la divine princesse Hermonthis sur une liasse de papiers, ébauche de vers, mosaïque indéchiffrable de ratures : articles commencés, lettres oubliées et mises à la poste dans le tiroir, erreur qui arrive souvent aux gens distraits ; l’effet était charmant, bizarre et romantique.
Très satisfait de cet embellissement, je descendis dans la rue, et j’allai me promener avec la gravité convenable et la fierté d’un homme qui a sur tous les passants qu’il coudoie l’avantage ineffable de posséder un morceau de la princesse Hermonthis, fille de Pharaon.
Je trouvai souverainement ridicules tous ceux qui ne possédaient pas, comme moi, un serre-papier aussi notoirement égyptien ; et la vraie occupation d’un homme sensé me paraissait d’avoir un pied de momie sur son bureau.
Heureusement la rencontre de quelques amis vint me distraire de mon engouement de récent acquéreur ; je m’en allai dîner avec eux, car il m’eût été difficile de dîner avec moi.

Quand je revins le soir, le cerveau marbré de quelques veines de gris de perle, une vague bouffée de parfum oriental me chatouilla délicatement l’appareil olfactif ; la chaleur de la chambre avait attiédi le narrum, le bitume et la myrrhe dans lesquels les paraschites inciseurs de cadavres avaient baigné le corps de la princesse ; c’était un parfum doux quoique pénétrant, un parfum que quatre mille ans n’avaient pu faire évaporer.
Le rêve de l’Egypte était l’éternité : ses odeurs ont la solidité du granit, et durent autant.
Je bus bientôt à pleines gorgées dans la coupe noire du sommeil ; pendant une heure ou deux tout resta opaque, l’oubli et le néant m’inondaient de leurs vagues sombres.
Cependant mon obscurité intellectuelle s’éclaira, les songes commencèrent à m’effleurer de leur vol silencieux.
Les yeux de mon âme s’ouvrirent, et je vis ma chambre telle qu’elle était effectivement : j’aurais pu me croire éveillé, mais une vague perception me disait que je dormais et qu’il allait se passer quelque chose de bizarre.
L’odeur de la myrrhe avait augmenté d’intensité, et je sentais un léger mal de tête que j’attribuais fort raisonnablement à quelques verres de vin de Champagne que nous avions bus aux dieux inconnus et à nos succès futurs.

Je regardais dans ma chambre avec un sentiment d’attente que rien ne justifiait ; les meubles étaient parfaitement en place, la lampe brûlait sur la console, doucement estompée par la blancheur laiteuse de son globe de cristal dépoli ; les aquarelles miroitaient sous leur verre de Bohême ; les rideaux pendaient languissamment : tout avait l’air endormi et tranquille.
Cependant, au bout de quelques instants, cet intérieur si calme parut se troubler, les boiseries craquaient furtivement ; la bûche enfouie sous la cendre lançait tout à coup un jet de gaz bleu, et les disques des patères semblaient des yeux de métal attentifs comme moi aux choses qui allaient se passer.
Ma vue se porta par hasard vers la table sur laquelle j’avais posé le pied de la princesse Hermonthis.
Au lieu d’être immobile comme il convient à un pied embaumé depuis quatre mille ans, il s’agitait, se contractait et sautillait sur les papiers comme une grenouille effarée : on l’aurait cru en contact avec une pile voltaïque ; j’entendais fort distinctement le bruit sec que produisait son petit talon, dur comme un sabot de gazelle.
J’étais assez mécontent de mon acquisition, aimant les serre-papiers sédentaires et trouvant peu naturel de voir les pieds se promener sans jambes, et je commençais à éprouver quelque chose qui ressemblait fort à de la frayeur.
Tout à coup je vis remuer le pli d’un de mes rideaux, et j’entendis un piétinement comme d’une personne qui sauterait à cloche-pied. Je dois avouer que j’eus chaud et froid alternativement ; que je sentis un vent inconnu me souffler dans le dos, et que mes cheveux firent sauter, en se redressant, ma coiffure de nuit à deux ou trois pas.
Les rideaux s’entrouvrirent, et je vis s’avancer la figure la plus étrange qu’on puisse imaginer.
C’était une jeune fille, café au lait très foncé, comme la bayadère Amani, d’une beauté parfaite et rappelant le type égyptien le plus pur ; elle avait des yeux taillés en amande avec des coins relevés et des sourcils tellement noirs qu’ils paraissaient bleus, son nez était d’une coupe délicate, presque grecque pour la finesse, et l’on aurait pu la prendre pour une statue de bronze de Corinthe, si la proéminence des pommettes et l’épanouissement un peu africain de la bouche n’eussent fait reconnaître, à n’en pas douter, la race hiéroglyphique des bords du Nil.
Ses bras minces et tournés en fuseau, comme ceux des très jeunes filles, étaient cerclés d’espèces d’emprises de métal et de tours de verroterie ; ses cheveux étaient nattés en cordelettes, et sur sa poitrine pendait une idole en pâte verte que son fouet à sept branches faisait reconnaître pour l’Isis, conductrice des âmes ; une plaque d’or scintillait à son front, et quelques traces de fard perçaient sous les teintes de cuivre de ses joues.
Quant à son costume il était très étrange.
Figurez-vous un pagne de bandelettes chamarrées d’hiéroglyphes noirs et rouges, empesés de bitume et qui semblaient appartenir à une momie fraîchement démaillottée.
Par un de ces sauts de pensée si fréquents dans les rêves, j’entendis la voix fausse et enrouée du marchand de bric-à-brac, qui répétait, comme un refrain monotone, la phrase qu’il avait dite dans sa boutique avec une intonation si énigmatique :
“Le vieux Pharaon ne sera pas content ; il aimait beaucoup sa fille, ce cher homme.”
Particularité étrange et qui ne me rassura guère, l’apparition n’avait qu’un seul pied, l’autre jambe était rompue à la cheville.
Elle se dirigea vers la table où le pied de momie s’agitait et frétillait avec un redoublement de vitesse. Arrivée là, elle s’appuya sur le rebord, et je vis une larme germer et perler dans ses yeux.
Quoiqu’elle ne parlât pas, je discernais clairement sa pensée : elle regardait le pied, car c’était bien le sien, avec une expression de tristesse coquette d’une grâce infinie ; mais le pied sautait et courait çà et là comme s’il eût été poussé par des ressorts d’acier.
Deux ou trois fois elle étendit sa main pour le saisir, mais elle n’y réussit pas.
Alors il s’établit entre la princesse Hermonthis et son pied, qui paraissait doué d’une vie à part, un dialogue très bizarre dans un cophte très ancien, tel qu’on pouvait le parler, il y a une trentaine de siècles, dans les syringes du pays de Ser : heureusement que cette nuit-là, je savais le cophte en perfection.
La princesse Hermonthis disait d’un ton de voix doux et vibrant comme une clochette de cristal :
“Eh bien ! mon cher petit pied, vous me fuyez toujours, j’avais pourtant bien soin de vous. Je vous baignais d’eau parfumée, dans un bassin d’albâtre ; je polissais votre talon avec la pierre-ponce trempée d’huile de palmes, vos ongles étaient coupés avec des pinces d’or et polis avec de la dent d’hippopotame, j’avais soin de choisir pour vous des thabebs brodés et peints à pointes recourbées, qui faisaient l’envie de toutes les jeunes filles de l’Egypte ; vous aviez à votre orteil des bagues représentant le scarabée sacré, et vous portiez un des corps les plus légers que puisse souhaiter un pied paresseux.”
Le pied répondit d’un ton boudeur et chagrin :
“Vous savez bien que je ne m’appartiens plus, j’ai été acheté et payé ; le vieux marchand savait bien ce qu’il faisait, il vous en veut toujours d’avoir refusé de l’épouser : c’est un tour qu’il vous a joué.
“L’Arabe qui a forcé votre cercueil royal dans le puits souterrain de la nécropole de Thèbes était envoyé par lui, il voulait vous empêcher d’aller à la réunion des peuples ténébreux, dans les cités inférieures. Avez-vous cinq pièces d’or pour me racheter ?
 -  Hélas ! non. Mes pierreries, mes anneaux, mes bourses d’or et d’argent, tout m’a été volé, répondit la princesse Hermonthis avec un soupir.
  - Princesse, m’écriai-je alors, je n’ai jamais retenu injustement le pied de personne : bien que vous n’ayez pas les cinq louis qu’il m’a coûtés, je vous le rends de bonne grâce ; je serais désespéré de rendre boiteuse une aussi aimable personne que la princesse Hermonthis.”
Je débitai ce discours d’un ton régence et troubadour qui dut surprendre la belle Egyptienne.
Elle tourna vers moi un regard chargé de reconnaissance, et ses yeux s’illuminèrent de lueurs bleuâtres.
Elle prit son pied, qui, cette fois, se laissa faire, comme une femme qui va mettre son brodequin, et l’ajusta à sa jambe avec beaucoup d’adresse.
Cette opération terminée, elle fit deux ou trois pas dans la chambre, comme pour s’assurer qu’elle n’était réellement plus boiteuse.
“Ah ! comme mon père va être content, lui qui était si désolé de ma mutilation, et qui avait, dès le jour de ma naissance, mis un peuple tout entier à l’ouvrage pour me creuser un tombeau si profond qu’il pût me conserver intacte jusqu’au jour suprême où les âmes doivent être pesées dans les balances de l’Amenthi.
“Venez avec moi chez mon père, il vous recevra bien, vous m’avez rendu mon pied.”
Je trouvai cette proposition toute naturelle ; j’endossai une robe de chambre à grands ramages, qui me donnait un air très pharaonesque ; je chaussai à la hâte des babouches turques, et je dis à la princesse Hermonthis que j’étais prêt à la suivre.
Hermonthis, avant de partir, détacha de son col la petite figurine de pâte verte et la posa sur les feuilles éparses qui couvraient la table.
“Il est bien juste, dit-elle en souriant, que je remplace votre serre-papier.”
Elle me tendit sa main, qui était douce et froide comme une peau de couleuvre, et nous partîmes.
Nous filâmes pendant quelque temps avec la rapidité de la flèche dans un milieu fluide et grisâtre, où des silhouettes à peine ébauchées passaient à droite et à gauche.
Un instant, nous ne vîmes que l’eau et le ciel.
Quelques minutes après, des obélisques commencèrent à pointer, des pylônes, des rampes côtoyées de sphinx se dessinèrent à l’horizon.
Nous étions arrivés.
La princesse me conduisit devant une montagne de granit rose, où se trouvait une ouverture étroite et basse qu’il eût été difficile de distinguer des fissures de la pierre si deux stèles bariolées de sculptures ne l’eussent fait reconnaître.
Hermonthis alluma une torche et se mit à marcher devant moi.
C’étaient des corridors taillés dans le roc vif ; les murs, couverts de panneaux d’hiéroglyphes et de processions allégoriques, avaient dû occuper des milliers de bras pendant des milliers d’années ; ces corridors, d’une longueur interminable, aboutissaient à des chambres carrées, au milieu desquelles étaient pratiqués des puits, où nous descendions au moyen de crampons ou d’escaliers en spirale ; ces puits nous conduisaient dans d’autres chambres, d’où partaient d’autres corridors également bigarrés d’éperviers, de serpents roulés en cercle, de tau, de pedum, de bari mystique, prodigieux travail que nul œil vivant ne devait voir, interminables légendes de granit que les morts avaient seuls le temps de lire pendant l’éternité.
Enfin, nous débouchâmes dans une salle si vaste, si énorme, si démesurée, que l’on ne pouvait en apercevoir les bornes ; à perte de vue s’étendaient des files de colonnes monstrueuses entre lesquelles tremblotaient de livides étoiles de lumière jaune : ces points brillants révélaient des profondeurs incalculables.
La princesse Hermonthis me tenait toujours par la main et saluait gracieusement les momies de sa connaissance.
Mes yeux s’accoutumaient à ce demi-jour crépusculaire, et commençait à discerner les objets.
Je vis, assis sur des trônes, les rois des races souterraines : c’étaient de grands vieillards secs, ridés, parcheminés, noirs de naphte et de bitume, coiffés de pschents d’or, bardés de pectoraux et de hausse-cols, constellés de pierreries avec des yeux d’une fixité de sphinx et de longues barbes blanchies par la neige des siècles : derrière eux, leurs peuples embaumés se tenaient debout dans les poses roides et contraintes de l’art égyptien, gardant éternellement l’attitude prescrite par le codex hiératique ; derrière les peuples miaulaient, battaient de l’aile et ricanaient les chats, les ibis et les crocodiles contemporains, rendus plus monstrueux encore par leur emmaillotage de bandelettes.
Tous les Pharaons étaient là, Chéops, Chephrenès, Psammetichus, Sésostris, Amenoteph ; tous les noirs dominateurs des pyramides et des syringes ; sur une estrade plus élevée siégeaient le roi Chronos et Xixouthros, qui fut contemporain du déluge, et Tubal Caïn, qui le précéda.
La barbe du roi Xixouthros avait tellement poussé qu’elle avait déjà fait sept fois le tour de la table de granit sur laquelle il s’appuyait tout rêveur et tout somnolent.
Plus loin, dans une vapeur poussiéreuse, à travers le brouillard des éternités, je distinguais vaguement les soixante-douze rois préadamites avec leurs soixante-douze peuples à jamais disparus.
Après m’avoir laissé quelques minutes pour jouir de ce spectacle vertigineux, la princesse Hermonthis me présenta au Pharaon son père, qui me fit un signe de tête fort majestueux.
“J’ai retrouvé mon pied ! j’ai retrouvé mon pied ! criait la princesse en frappant ses petites mains l’une contre l’autre avec tous les signes d’une joie folle, c’est monsieur qui me l’a rendu.”
Les races de Kémé, les races de Nahasi, toutes les nations noires, bronzées, cuivrées, répétaient en chœur :
“La princesse Hermonthis a retrouvé son pied.”
Xixouthros lui-même s’en émut :
Il souleva sa paupière appesantie, passa ses doigts dans sa moustache, et laissa tomber sur moi son regard chargé de siècles.
“Par Oms, chien des enfers, et par Tmeï, fille du Soleil et de la Vérité, voilà un brave et digne garçon, dit le Pharaon en étendant vers moi son sceptre terminé par une fleur de lotus.
“Que veux-tu pour ta récompense ?"
Fort de cette audace que donnent les rêves, où rien ne paraît impossible, je lui demandai la main d’Hermonthis : la main pour le pied me paraissait une récompense antithétique d’assez bon goût.
Le Pharaon ouvrit tout grands ses yeux de verre, surpris de ma plaisanterie et de ma demande.
“De quel pays es-tu et quel est ton âge ?
 -  Je suis français, et j’ai vingt-sept ans, vénérable Pharaon.
 - Vingt-sept ans ! et il veut épouser la princesse Hermonthis, qui a trente siècles !” s’écrièrent à la fois tous les trônes et tous les cercles des nations.
Hermonthis seule ne parut pas trouver ma requête inconvenante.
“Si tu avais seulement deux mille ans, reprit le vieux roi, je t’accorderais bien volontiers la princesse, mais la disproportion est trop forte, et puis il faut à nos filles des maris qui durent, vous ne savez plus vous conserver : les derniers qu’on a apportés il y a quinze siècles à peine, ne sont plus qu’une pincée de cendre ; regarde, ma chair est dure comme du basalte, mes os sont des barres d’acier.
“J’assisterai au dernier jour du monde avec le corps et la figure que j’avais de mon vivant ; ma fille Hermonthis durera plus qu’une statue de bronze.
“Alors le vent aura dispersé le dernier grain de ta poussière, et Isis elle-même, qui sut retrouver les morceaux d’Osiris, serait embarrassée de recomposer ton être.
“Regarde comme je suis vigoureux encore et comme mes bras tiennent bien”, dit-il en me secouant la main à l’anglaise, de manière à me couper les doigts avec mes bagues.
Il me serra si fort que je m’éveillai, et j’aperçus mon ami Alfred qui me tirait par le bras et me secouait pour me faire lever.
“Ah çà ! enragé dormeur, faudra-t-il te faire porter au milieu de la rue et te tirer un feu d’artifice aux oreilles ?
“Il est plus de midi, tu ne te rappelles donc pas que tu m’avais promis de venir me prendre pour aller voir les tableaux espagnols de M. Aguado ?
  Mon Dieu ! je n’y pensais plus, répondis-je en m’habillant ; nous allons y aller : j’ai la permission ici sur mon bureau.”
Je m’avançai effectivement pour la prendre ; mais jugez de mon étonnement lorsqu’à la place du pied de momie que j’avais acheté la veille, je vis la petite figurine de pâte verte mise à sa place par la princesse Hermonthis !

samedi, 26 août 2006

le Bracelet de cheveux

par Alexandre Dumas père Ce texte est tiré d'un recueil de nouvelles publié en 1849 et intitulé Les Mille et un fantômes.
Le livre est constitué d’histoires indépendantes que se racontent des convives durant un repas.
Mise en forme HTML par Jean-Yves Dupuis. La diffusion est libre et gratuite à condition toutefois de garder cet en-tête.
Sur le site web d'Alexandre Dumas père
http://www.cadytech.com/dumas/
Autre site :
http://www.dumaspere.com/index.html
et son projet, le dictionnaire des oeuvres de l'auteur qui fait appel à toutes les bonnes volontés.

Bracelet de cheveux


- Mon cher abbé, dit Alliette, j’ai la plus grande estime pour vous et la plus grande vénération pour Cazotte ; j’admire parfaitement l’influence de votre mauvais génie ; mais il y a une chose que vous oubliez et dont je suis, moi, un exemple : c’est que la mort ne tue pas la vie ; la mort n’est qu’un mode de transformation du corps humain ; la mort tue la mémoire, voilà tout. Si la mémoire ne mourait pas, chacun se souviendrait de toutes les pérégrinations de son âme, depuis le commencement du monde jusqu’à nous. La pierre philosophale n’est pas autre chose que ce secret ; c’est ce secret qu’avait trouvé Pythagore, et qu’ont retrouvé le comte de Saint-Germain et Cagliostro ; c’est ce secret que je possède à mon tour, et qui fait que mon corps mourra, comme je me rappelle positivement que cela lui est déjà arrivé quatre ou cinq fois, et encore, quand je dis que mon corps mourra, je me trompe, il y a certains corps qui ne meurent pas, et je suis de ceux-là.
- Monsieur Alliette, dit le docteur, voulez-vous d’avance me donner une permission ?
- Laquelle ?
- C’est de faire ouvrir votre tombeau un mois après votre mort.
- Un mois, deux mois, un an, dix ans, quand vous voudrez, docteur ; seulement, prenez vos précautions... car le mal que vous ferez à mon cadavre pourrait nuire à l’autre corps dans lequel mon âme serait entrée.
- Ainsi vous croyez à cette folie ?
- Je suis payé pour y croire ; j’ai vu.
- Qu’avez-vous vu ?... un de ces morts-vivants ?
- Oui.
- Voyons, monsieur Alliette, puisque chacun a raconté son histoire, racontez aussi la vôtre ; il serait curieux que ce fût la plus vraisemblable de la société.
- Vraisemblable ou non, docteur, la voici dans toute sa vérité. J’allais de Strasbourg aux eaux de Louesche. Vous connaissez la route, docteur ?
- Non ; mais qu’importe, allez toujours.
J’allais donc de Strasbourg aux eaux de Louesche, et je passai naturellement par Bâle, où je devais quitter la voiture publique pour prendre un voiturin.
Arrivé à l’hôtel de la Couronne, que l’on m’avait recommandé, je m’enquis d’une voiture et d’un voiturin, priant mon hôte de s’informer si quelqu’un dans la ville n’était point en disposition de faire la même route que moi ; alors il était chargé de proposer à cette personne une association qui devait naturellement rendre à la fois la route plus agréable et moins coûteuse.
Le soir, il revint, ayant trouvé ce que je demandais ; la femme d’un négociant bâlois, qui venait de perdre son enfant, âgé de trois mois qu’elle nourrissait elle-même, avait fait, à la suite de cette perte, une maladie pour laquelle on lui ordonnait les eaux de Louesche. C’était le premier enfant de ce jeune ménage marié depuis un an.
Mon hôte me raconta qu’on avait eu grand-peine à décider la femme à quitter son mari. Elle voulait absolument ou rester à Bâle ou qu’il vînt avec elle à Louesche ; mais, d’un autre côté, l’état de santé exigeant les eaux, tandis que l’état de leur commerce exigeait sa présence à Bâle, elle s’était décidée et partait avec moi le lendemain matin. Sa femme de chambre l’accompagnait.
Un prêtre catholique, desservant l’église d’un petit village des environs, nous accompagnait et occupait la quatrième place dans la voiture.
Le lendemain, vers huit heures du matin, la voiture vint nous prendre à l’hôtel ; le prêtre y était déjà. J’y montai à mon tour, et nous allâmes prendre la dame et sa femme de chambre.
Nous assistâmes, de l’intérieur de la voiture, aux adieux des deux époux, qui, commencés au fond de leur appartement, continuèrent dans le magasin et ne s’achevèrent que dans la rue. Sans doute la femme avait quelque pressentiment, car elle ne pouvait se consoler. On eût dit que, au lieu de partir pour un voyage d’une cinquantaine de lieues, elle partait pour faire le tour du monde.
Le mari paraissait plus calme qu’elle, mais néanmoins était plus ému qu’il ne convenait raisonnablement pour une pareille séparation.
Nous partîmes enfin.
Nous avions naturellement, le prêtre et moi, donné les deux meilleures places à la voyageuse et à sa femme de chambre, c’est-à-dire que nous étions sur le devant et elles au fond.
Nous prîmes la route de Soleure, et le premier jour nous allâmes coucher à Mundischwyll. Toute la journée, notre compagne avait été tourmentée, inquiète. Le soir, ayant vu passer une voiture de retour, elle voulait reprendre le chemin de Bâle. Sa femme de chambre parvint cependant à la décider à continuer sa route.
Le lendemain, nous nous mîmes en route vers neuf heures du matin. La journée était courte, nous ne comptions pas aller plus loin que Soleure.
Vers le soir, et comme nous commencions d’apercevoir la ville, notre malade tressaillit.
- Ah ! dit-elle, arrêtez, on court après nous.
Je me penchai hors de la portière.
- Vous vous trompez, madame, répondis-je, la route est parfaitement vide.
- C’est étrange, insista-t-elle. J’entends le galop d’un cheval.
Je crus avoir mal vu. Je sortis plus avant hors de la voiture.
- Personne, madame, lui dis-je.
Elle regarda elle-même et vit comme moi la route déserte.
- Je m’étais trompée, dit-elle en se rejetant au fond de la voiture ; et elle ferma les yeux comme une femme qui veut concentrer sa pensée en elle-même.
Le lendemain nous partîmes à cinq heures du matin. Cette fois la journée était longue. Notre conducteur vint coucher à Berne à la même heure que la veille, c’est-à-dire vers cinq heures, notre compagne sortit d’une espèce de sommeil où elle était plongée, et étendant le bras vers le cocher :
- Conducteur, dit-elle, arrêtez. Cette fois j’en suis sûre, on court après nous.
- Madame se trompe, répondit le cocher. Je ne vois que les trois paysans qui viennent de nous croiser, et qui suivent tranquillement leur chemin.
- Oh ! mais j’entends le galop du cheval.
Ces paroles étaient dites avec une telle conviction, que je ne pus m’empêcher de regarder derrière nous.
Comme la veille, la route était absolument déserte.
- C’est impossible, madame, répondis-je, je ne vois pas de cavalier.
- Comment se fait-il que vous ne voyiez point de cavalier, puisque je vois, moi, l’ombre d’un homme et d’un cheval ?
Je regardais dans la direction de sa main, et je vis en effet l’ombre d’un cheval et d’un cavalier. Mais je cherchai inutilement les corps auxquels les ombres appartenaient.
Je fis remarquer cet étrange phénomène au prêtre, qui se signa.
Peu à peu cette ombre s’éclaircit, devint d’instant en instant moins visible, et enfin disparut tout à fait.
Nous entrâmes à Berne.
Tous ces présages paraissaient fatals à la pauvre femme ; elle disait sans cesse qu’elle voulait retourner, et cependant elle continuait son chemin.
Soit inquiétude morale, soit progrès naturel de la maladie, en arrivant à Thun, la malade se trouva si souffrante, qu’il lui fallut continuer son chemin en litière. Ce fut ainsi qu’elle traversa le Kander-Thal et le Gemmi. En arrivant à Louesche, un érysipèle se déclara et pendant plus d’un mois elle fut sourde et aveugle.
Au reste, ses pressentiments ne l’avaient pas trompée ; à peine avait-elle fait vingt lieues que son mari avait été pris d’une fièvre cérébrale.
La maladie avait fait des progrès si rapides, que, le même jour, sentant la gravité de son état, il avait envoyé un homme à cheval pour prévenir sa femme et l’inviter à revenir. Mais entre Lauffen et Breinteinbach, le cheval s’était abattu, et le cavalier étant tombé, sa tête avait donné contre une pierre, et il était resté dans une auberge, ne pouvant rien pour celui qui l’avait envoyé que de le faire prévenir de l’accident qui était arrivé.
Alors on avait envoyé un autre courrier ; mais sans doute il y avait une fatalité sur eux ; à l’extrémité du Kander-Thal, il avait quitté son cheval et pris un guide pour monter le plateau de Schwalbach, qui sépare l’Oberland du Valais, quand, à moitié chemin, une avalanche roulant du mont Attels l’avait entraîné avec elle dans un abîme ; le guide avait été sauvé comme par miracle.
Pendant ce temps, le mal faisait des progrès terribles. On avait été obligé de raser la tête du malade, qui portait des cheveux très longs, afin de lui appliquer de la glace sur le crâne. À partir de ce moment, le moribond n’avait plus conservé aucun espoir, et dans un moment de calme il avait écrit à sa femme :

« Chère Bertha,
Je vais mourir, mais je ne veux pas me séparer de toi tout entier. Fais-toi faire un bracelet des cheveux qu’on vient de me couper et que je fais mettre à part. Porte-le toujours, et il me semble qu’ainsi nous serons encore réunis.
Ton Frédérick. »

Puis il avait remis cette lettre à un troisième exprès, à qui il avait ordonné de partir aussitôt qu’il serait expiré.
Le soir même il était mort. Une heure après sa mort, l’exprès était parti, et, plus heureux que ses deux prédécesseurs, il était, vers la fin du cinquième jour, arrivé à Louesche.
Mais il avait trouvé la femme aveugle et sourde ; au bout d’un mois seulement, grâce à l’efficacité des eaux, cette double infirmité avait commencé à disparaître. Ce n’était qu’un autre mois écoulé qu’on avait osé apprendre à la femme la fatale nouvelle à laquelle du reste les différentes visions qu’elle avait eues l’avaient préparée. Elle était restée un dernier mois pour se remettre complètement ; enfin, après trois mois d’absence, elle était repartie pour Bâle.
Comme, de mon côté, j’avais achevé mon traitement, que l’infirmité pour laquelle j’avais pris les eaux, et qui était un rhumatisme, allait beaucoup mieux, je lui demandai la permission de partir avec elle, ce qu’elle accepta avec reconnaissance, ayant trouvé en moi une personne à qui parler de son mari, que je n’avais fait qu’entrevoir au moment du départ, mais enfin que j’avais vu.
Nous quittâmes Louesche, et, le cinquième jour, au soir, nous étions de retour à Bâle.
Rien ne fut plus triste et plus douloureux que la rentrée de cette pauvre veuve dans sa maison ; comme les deux jeunes époux étaient seuls au monde, le mari mort, on avait fermé le magasin, le commerce avait cessé comme cesse le mouvement lorsqu’une pendule s’arrête. On envoya chercher le médecin qui avait soigné le malade, les différentes personnes qui l’avaient assisté à ses derniers moments, et, par eux, en quelque sorte, on ressuscita cette agonie, on reconstruisit cette mort déjà presque oubliée chez ces coeurs indifférents.
Elle redemanda au moins les cheveux que son mari lui léguait.
Le médecin se rappela bien avoir ordonné qu’on les lui coupât ; le barbier se souvint bien d’avoir rasé le malade, mais voilà tout. Les cheveux avaient été jetés au vent, dispersés, perdus.
La femme fut désespérée ; ce seul et unique désir du moribond, qu’elle portât un bracelet de ses cheveux, était donc impossible à réaliser.
Plusieurs nuits s’écoulèrent : nuits profondément tristes, pendant lesquelles la veuve, errante dans la maison, semblait bien plutôt une ombre elle-même qu’un être vivant.
À peine couchée, ou plutôt à peine endormie, elle sentait son bras droit tomber dans l’engourdissement, et elle ne se réveillait qu’au moment où cet engourdissement lui semblait gagner le cœur.
Cet engourdissement commençait au poignet, c’est-à-dire à la place où aurait dû être le bracelet de cheveux, et où elle sentait une pression pareille à celle d’un bracelet de fer trop étroit ; et du poignet, comme nous l’avons dit, l’engourdissement gagnait le cœur.
Il était évident que le mort manifestait son regret de ce que ses volontés avaient été mal suivies.
La veuve comprit ces regrets qui venaient de l’autre côté de la tombe. Elle résolut d’ouvrir la fosse, et si la tête de son mari n’avait pas été entièrement rasée, d’y recueillir assez de cheveux pour réaliser son dernier désir.
En conséquence, sans rien dire de ses projets à personne, elle envoya chercher le fossoyeur.
Mais le fossoyeur qui avait enterré son mari était mort. Le nouveau fossoyeur, entré en exercice depuis quinze jours seulement, ne savait pas où était la tombe.
Alors, espérant une révélation - elle qui, par la double apparition du cheval, du cavalier, elle qui, par la pression du bracelet, avait droit de croire aux prodiges - elle se rendit au cimetière, s’assit sur un tertre couvert d’herbe verte et vivace comme il en pousse sur les tombes, et là elle invoqua quelque nouveau signe auquel elle pût se rattacher pour ses recherches.
Une danse macabre était peinte sur le mur de ce cimetière. Ses yeux s’arrêtèrent sur la Mort et se fixèrent longtemps sur cette figure railleuse et terrible à la fois.
Alors il lui sembla que la Mort levait son bras décharné, et du bout de ses doigts osseux désignait une tombe au milieu des dernières tombes.
La veuve alla droit à cette tombe, et quand elle y fut, il lui sembla voir bien distinctement la Mort qui laissait retomber son bras à la place primitive.
Alors elle fit une marque à la tombe, alla chercher le fossoyeur, le ramena à l’endroit désigné, et lui dit :
- Creusez, c’est ici !
J’assistais à cette opération. J’avais voulu suivre cette merveilleuse aventure jusqu’au bout.
Le fossoyeur creusa.
Arrivé au cercueil, il leva le couvercle. D’abord il avait hésité ; mais la veuve lui avait dit d’une voix ferme :
- Levez, c’est le cercueil de mon mari.
Il obéit donc, tant cette femme savait inspirer aux autres la confiance qu’elle possédait elle-même.
Alors apparut une chose miraculeuse et que j’ai vue de mes yeux. Non seulement le cadavre était celui de son mari, non seulement ce cadavre, à la pâleur près, était tel que de son vivant, mais encore depuis qu’ils avaient été rasés, c’est-à-dire depuis le jour de sa mort, ses cheveux avaient poussé de telle sorte qu’ils sortaient comme des racines par toutes les fissures de la bière.
Alors la pauvre femme se pencha vers ce cadavre, qui semblait seulement endormi ; elle le baisa au front, coupa une mèche de ses longs cheveux si merveilleusement poussés sur la tête d’un mort, et en fit faire un bracelet.
Depuis ce jour, l’engourdissement nocturne cessa. Seulement, chaque fois qu’elle était prête à courir quelque grand danger, une douce pression, une amicale étreinte du bracelet l’avertissait de se tenir sur ses gardes.
- Eh bien ! Croyez-vous que ce mort fût réellement mort ? que ce cadavre fût bien un cadavre ? Moi, je ne le crois pas.
- Et, demanda la dame pâle avec un timbre si singulier qu’il nous fît tressaillir tous dans cette nuit où l’absence de lumière nous avait laissés, vous n’avez pas entendu dire que ce cadavre fût jamais sorti du tombeau, vous n’avez pas entendu dire que personne eût eu à souffrir de sa vue et de son contact ?
- Non, dit Alliette, j’ai quitté le pays.
- Ah ! dit le docteur, vous avez tort, monsieur Alliette, d’être de si facile composition. Voici madame Grégoriska qui était toute prête à faire de votre bon marchand de Bâle en Suisse un vampire polonais, valaque ou hongrois.

vendredi, 25 août 2006

Main d'écorchée

Main avec laquelle il semble préférable de ne pas jouer.


Un étudiant fait l'acquisition d'une main d'écorché qui aurait appartenu à un grand criminel du XVIII siècle. Pour effrayer certains de ses visiteurs, le jeune homme décide de la suspendre au cordon de sa sonnette. La nuit suivante, il entend carillonner à la porte.

(..) Vous n'y êtes point, je viens de P... en Normandie, où j'ai été passer huit jours et d'où je rapporte un grand criminel de mes amis que je vous demande la permission de vous présenter." A ces mots, il tira de sa poche une main d'écorché ; cette main était affreuse, noire, sèche, très longue et comme crispée, les muscles, d'une force extraordinaire, étaient retenus à l'intérieur et à l'extérieur par une lanière de peau parcheminée, les ongles jaunes, étroits, étaient restés au bout des doigts ; tout cela sentait le scélérat d'une lieue. (...)

Lire La main d'écorchée de Maupassant

http://maupassant.free.fr

Et également La main

Adresse du site : http://maupassant.free.fr/